Juillet
La longue file des Survivants serpentait sur les pentes du col de Larche, leurs silhouettes sombres se détachaient faiblement dans la lumière naissante. Ils étaient partis avant l’aube, leurs pas réguliers évoquant une détermination mécanique. L’air était frais, presque mordant à cette altitude de 2000 mètres, mais la grisaille persistante était éclaircie par des trouées de bleu du c?té italien, promettant peut-être une journée plus lumineuse.
Les chariots qui avaient longtemps été leur principal moyen de transport avaient été abandonnés. En leur place, les Survivants utilisaient des poussettes bricolées, chargées de vivres ou de bagages que leurs sacs ne pouvaient contenir. Ces engins, rudimentaires mais fonctionnels, grin?aient doucement à chaque irrégularité de la route. Certains membres du groupe montraient des signes d’épuisement : dos courbé, respirations lourdes, gestes maladroits. Alan et Bob, conscients des limites physiques de chacun, avaient instauré un rythme strict : quinze minutes de pause toutes les heures. Ces arrêts, également destinés à permettre aux nanites de réparer les corps, étaient scrupuleusement respectés.
? Encore dix minutes et on fait une pause, ? annon?a Bob, sa voix forte tranchant le silence pesant.
Alan marchait à l’arrière de la colonne avec Michel, fermant la marche. Ils prêtaient assistance aux retardataires, portant parfois un sac supplémentaire ou aidant à redresser une poussette bancale.
? Accrochez-vous, le sommet n’est plus très loin. ?
Devant, Jennel et Rose avaient pris de l’avance. Elles étaient chargées de préparer un petit bivouac au sommet, où le groupe pourrait reprendre des forces avant de redescendre vers l’Italie. Leur progression était rapide, motivée par l’urgence de la tache.
La route, bordé de roches et de rares buissons alpins, devenait de plus en plus escarpé. La file se tendait et s’étirait à mesure que la difficulté augmentait. Alan scrutait les visages fatigués, notant les expressions de découragement. ? Tu peux le faire, ? dit-il à une jeune femme qui avait ralenti, posant brièvement une main rassurante sur son épaule.
Malgré la difficulté, la résistance physique que les nanites leur avaient conférée faisait la différence. Les pauses planifiées leur permettaient de retrouver un souffle régulier, et chaque reprise leur donnait l’impression qu’ils pouvaient continuer indéfiniment.
Lorsqu’enfin le sommet fut atteint, le soulagement était palpable. Une vue spectaculaire s’étendait devant eux : à l’ouest, les nuages gris mena?ants s’accrochaient aux sommets fran?ais, tandis qu’à l’est, le ciel italien s’ouvrait sur des vallées baignées d’une lumière diffuse. Le vent soufflait en rafales, froid mais porteur d’une promesse de répit.
Jennel et Rose les attendaient près d’un plateau rocheux où elles avaient dressé un camp sommaire. Un petit feu, protégé par un cercle de pierres, apportait une chaleur bienfaisante.
Alan rejoignit Jennel, le visage marqué par la fatigue mais un sourire au coin des lèvres.
? Bien joué, ? dit-il en tapotant légèrement son épaule.
? Tout le monde est arrivé. ?
Jennel hocha la tête, son regard se perdant dans les montagnes italiennes.
? Maintenant, il faut penser à la descente. Ces hameaux abandonnés qu’on a repérés sur la carte... Ils pourraient nous servir d’abri. ?
Alan acquies?a.
? Oui. On va les atteindre avant la nuit, j’en suis certain. Mais pour l’instant, laissons-les se reposer. Ils l’ont bien mérité. ?
Le groupe, épuisé mais soulagé, s’installa autour du feu. Les regards s’échangèrent, lourds de fatigue mais aussi de satisfaction. Ils avaient franchi une étape cruciale, et l’Italie, avec ses promesses d’horizons nouveaux, s’offrait enfin à eux.
Le hameau de haute montagne apparut comme un fant?me, dissimulé au creux d’une vallée escarpée. Les maisons, construites en pierre grise et coiffées de toits d’ardoise, semblaient se fondre dans le paysage rocailleux. Beaucoup étaient en ruines, leurs murs effondrés laissant appara?tre des poutres de bois noircies par le temps et l’humidité. Les fenêtres, autrefois protégées par des volets en bois, étaient béantes, et certaines portes pendaient tristement de leurs gonds rouillés.
Au centre du hameau, une petite place pavée était envahie par la végétation. Des herbes folles poussaient entre les pierres disjointes, et un ancien abreuvoir en pierre, à moitié rempli d’eau de pluie, tr?nait en silence. L’air était frais et portait l’odeur de la mousse et de la pierre humide.
Alan et Jennel s’arrêtèrent devant une batisse qui semblait mieux conservée que les autres. Ses murs, bien que craquelés, tenaient encore debout, et une cheminée intacte laissait entrevoir la possibilité d’y faire un feu.
? ?a pourrait convenir, ? murmura Jennel, observant les lieux avec une prudence mêlée d’espoir.
Alan hocha la tête. ? Oui. Il faudra vérifier l’intérieur, mais ?a semble habitable. ?
Ils avancèrent dans le hameau, leurs pas résonnant sur les pavés inégaux. Les lieux étaient empreints d’une atmosphère étrange, mélange de calme et d’abandon. à l’extrémité du village, une petite chapelle en ruines dominait le panorama. Sa cloche manquait, et le toit s’était partiellement effondré, mais son entrée restait ouverte, invitant à la curiosité.
? Il y a quelque chose de triste ici, ? murmura Jennel, ses yeux fixés sur la chapelle.
? Oui, mais c’est aussi un refuge, ? répondit Alan, posant une main rassurante sur son épaule. ? Un lieu qui a tenu bon malgré tout. ?
Ils retournèrent vers le reste du groupe, décidant que ce hameau serait leur base temporaire, même brièvement.
La trentaine de Survivants se dispersa dans le hameau, explorant les maisons pour identifier les batiments les plus s?rs. Alan, préoccupé par la nécessité de réchauffer tout le monde, supervisait leur répartition. Certains s’installèrent dans les batisses encore debout, tandis que d’autres commencèrent à rassembler des bouts de planches pour alimenter les cheminées. La fin d’après-midi approchait, et le froid se faisait plus intense.
Alors qu’il vérifiait un tas de bois prêt à être allumé, Jennel appela Alan d’une voix claire :
? Tu ne l’as pas vu celui-là ! ?
Elle regardait fixement une pente rocheuse à l’entrée du hameau. Alan, trop absorbé par l’organisation, n’avait pas cherché les Spectres. Jennel, en revanche, remarquait une femme qui gravissait lentement la pente et voyait donc son Spectre.
Sans paniquer, Jennel s’assit sur un rocher bien en vue, son regard suivant attentivement l’inconnue. Alan ne bougea pas, convaincu que Jennel pouvait gérer la situation. La femme s’arrêta à quelques mètres, hésitante. Jennel leva la main en guise de salut.
"Bonjour," lan?a Jennel gaiement. "Un peu tard pour faire l'ascension."
La femme entendit ? Buonasera, è un po’ tardi per fare l’ascensione. ? Elle sembla réfléchir, puis répondit : "Vado fino al villaggio."
Jennel fron?a les sourcils, entendant la phrase en italien, mais percevant aussi, étrangement, sa traduction parfaite en fran?ais dans son esprit.
? Tu viens de parler en quelle langue ? ? demanda-t-elle en fran?ais.
La femme haussa les sourcils, visiblement surprise. ? En italien, ? répondit-elle.
Jennel, abasourdie, réalisa que leurs cerveaux traduisaient automatiquement les mots. Les nanites en étaient s?rement responsables en mettant leurs esprits en contact direct. Quelques échanges supplémentaires confirmèrent cette hypothèse. La femme s’appelait Maria-Luisa, une Survivante de la région, et elle partageait évidemment la même technologie dans son organisme.
? Alors, on comprend toutes les langues... ? murmura Jennel, plus pour elle-même que pour Maria-Luisa. Elle se tourna vers Alan avec un regard pensif, prête à lui expliquer cette nouvelle découverte.
Maria-Luisa était une petite italienne typique, plut?t jolie avec des cheveux bouclés. Elle avait 43 ans, divorcée, et heureusement sans enfant, selon ses propres termes. Grace aux nanites, elle paraissait à peine 30 ans.
Maria-Luisa était sidérée de découvrir autant de Survivants réunis dans ce hameau isolé. Elle multipliait les questions, tout comme les membres du groupe l’assaillaient de leurs propres interrogations. L’étrange faculté linguistique offerte par les nanites devint rapidement une source d’émerveillement et de curiosité partagée.
De son c?té, Alan observait la scène à distance, debout à c?té de Michel. Il avait les bras croisés, son regard pensif fixé sur Maria-Luisa, qui semblait déjà s’intégrer au groupe.
? Les nanites veulent que nous nous comprenions tous, pour faire quoi ? ? murmura Alan.
Michel, toujours pragmatique, répondit après un instant de réflexion : ? C’est la vraie question. ?
Ao?t
Le groupe de Survivants avan?ait à travers les vallons verdoyants du Piémont, où des vignobles s’étendaient à perte de vue. Les rangées bien ordonnées de ceps de vigne, chargés de grappes en pleine maturation, formaient un tableau vivant. Sous le soleil estival, les feuilles scintillaient d’un vert éclatant, et l’air était chargé de l’ar?me sucré du raisin m?rissant.
Des villages perchés, avec leurs campaniles élégants, ponctuaient le paysage, tandis que des domaines viticoles aux batisses anciennes et aux murs blanchis par le temps se dressaient ?à et là, témoins d’un passé prospère. Les Survivants trouvaient une certaine sérénité dans ce décor. Après des mois d’incertitude, marcher parmi ces vignes et cueillir quelques grappes offrait un rare moment de plaisir simple. Certains riaient doucement en croquant dans les fruits juteux, savourant leur douceur éclatante.
Alan notait avec satisfaction le manque de contact avec les Spectres. Certains jours, il n’en percevait aucun. Quand ils passaient à c?té des villes, des groupes épars de deux ou trois Spectres apparaissaient parfois, mais sans constituer de menace directe. Le groupe restait discret et évitait soigneusement les agglomérations.
Alors qu’Alan et Jennel marchaient c?te à c?te, Maria-Luisa les rejoignit, ses pas rapides la ramenant à leur hauteur. ? Je ne vous dérange pas ? ? demanda-t-elle avec un sourire, ses yeux brillants d’une malice non dissimulée.
? Non, bien s?r que non, ? répondit Alan d’une voix calme. Jennel, cependant, resta muette, les yeux fixés sur le chemin devant elle.
Après quelques minutes de silence, Maria-Luisa glissa un regard curieux vers le fusil qu’Alan portait en bandoulière. ? Tu sais que ton fusil de précision est un SCAR-H ? C’est la première fois que j’en vois un en vrai. ?
Maria-Luisa avait fréquenté un club de tir avant la Vague, ce qui expliquait sa connaissance approfondie des armes. Elle ajouta avec assurance : ? J’ai lu dans un article que ce modèle était censé équiper l’armée fran?aise. ?
Alan haussa les sourcils, surpris. ? Très possible. Il m’avait l’air moderne. ?
Maria-Luisa se pencha légèrement vers lui, sa voix devenant plus douce. ? C’est impressionnant, en tout cas. Et toi, tu es du genre à savoir t’en servir, non ? ?
Un sourire amusé passa sur les lèvres d’Alan. ? On fait ce qu’on peut. ?
Maria-Luisa continua : ? Je suppose que tu ne l’as pas trouvé au supermarché. ?
? Non, ? admit Alan. ? J’ai attaqué une base militaire. ?
Maria-Luisa s’arrêta un instant, son expression oscillant entre surprise et doute. Elle posa une main légère sur son bras. ? Une base militaire ? Tu es vraiment plein de surprises, Alan. ?
Alan hocha la tête. ? Oui. J’ai fait un long détour pour visiter une base de l’armée de l’air. L’entrée était facile. La porte de l’armurerie était ouverte avec des cadavres à l’intérieur. J’ai choisi ce fusil et des munitions, puis j’ai abandonné mon vieux fusil de chasse. Je me suis entra?né de longues heures sur le terrain militaire avant de partir. ?
Maria-Luisa acquies?a lentement, les yeux fixés sur l’arme. ? On peut y mettre une lunette ??
? Au fond de mon sac, ? répondit Alan avec un sourire discret.
Maria-Luisa haussa les épaules, se rapprochant un peu plus de lui. ? Le mien est moins moderne, mais on peut aussi y ajouter une lunette. Et j’y suis habituée. ?
Un sourire passa entre eux, mais il fut moins chaleureux lorsque Maria-Luisa adressa un regard à Jennel, qui restait obstinément silencieuse.
? Conversation intéressante, ? finit par lancer Jennel d’un ton neutre.
Alan rit doucement tandis que Maria-Luisa accélérait légèrement pour se joindre à un autre groupe, lan?ant un dernier regard en arrière, un sourire joueur aux lèvres.
Il tourna la tête vers sa compagne. ? Mais tu es vraiment jalouse ! ? dit-il en continuant à rire.
Jennel leva les yeux au ciel, son air bougon sur le visage.
? Tu rigoles. ?
Lors de la pause déjeuner, le groupe s’installa à l’ombre de grands noyers bordant un chemin de terre. Les paniers de fruits et de quelques conserves furent rapidement partagés. Les Survivants riaient et échangeaient des histoires en savourant ce rare moment de détente.
Un homme au teint halé, se leva avec un sourire. ? C’est dans cette région que na?t le Barolo, le roi des vins comme disaient les gens d’ici, ? annon?a-t-il.
? J’ai vu quelques bouteilles bien cachées dans un domaine plus haut. Peut-être qu’elles attendent d’être ouvertes. ?
Rose rit doucement.
? On pourrait en ouvrir une ou deux ce soir. Mais juste pour trinquer, pas pour nous assommer. ?
Un éclat de rire parcourut le groupe, et l’atmosphère légère les enveloppa un peu plus. Alan observa Jennel, qui semblait enfin se détendre, un sourire discret illuminant son visage. Ce moment, fragile mais précieux, leur donnait à tous l’espoir de jours meilleurs.
JENNEL 158.
La jalousie. Je peux dire que c’est un sentiment que j’ignore totalement. Je trouve ?a vraiment mesquin.
Maria-Luisa me tape sur les nerfs. Sa manière de tourner autour d’Alan en minaudant est exaspérante. Et son sourire niais. Je ne vois pas ce que certains lui trouvent.
Non, ce n’est pas de la jalousie. Je suis juste objective.
Heureusement, mon Alan ne semble pas charmé par ses manigances.
Je constate que j’ai écrit ? mon ?. Une erreur de ma part. Je ne suis pas non plus possessive.
Je devrais l’effacer mais ma gomme doit être au fond du sac.
La Chartreuse de Pavie, majestueuse et imposante, se dressait au milieu d’une campagne verdoyante, ses murs de marbre blanc scintillant sous le soleil de l’après-midi. Le groupe venait de s’installer à l’extérieur. ? Pour ne pas troubler la sérénité du lieu ?, avait plaidé José.
Jennel et Alan s’étaient avancés lentement sur le chemin bordé de cyprès, l’atmosphère imprégnée d’une solennité presque palpable. Pas de restes humains, sans doute pour la même raison qu’à Avignon.
? C’est... immense, ? murmura Jennel, les yeux fixés sur la fa?ade richement ornée de sculptures et de bas-reliefs. ? On dirait que chaque pierre raconte une histoire. ?
Alan hocha la tête, impressionné lui aussi.
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? Oui. C’est à la fois écrasant et fascinant. Regarde ces détails. Combien de temps il a fallu pour créer tout ?a ? ?
Ils franchirent le portail monumental et pénétrèrent dans la cour intérieure, où le silence semblait amplifié par les dimensions énormes du lieu. Les colonnes de marbre polies par le temps encadraient des jardins géométriques d’une précision presque mathématique.
? Je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi préservé, ? dit Jennel en s’arrêtant devant une fontaine centrale. L’eau s’écoulait encore doucement, créant une mélodie discrète qui contrastait avec la grandeur du lieu.
Alan s’accroupit près d’une mosa?que au sol, ses doigts effleurant les pierres colorées.
? C’est presque surréel, comme si la Vague avait oublié cet endroit. On dirait qu’il attend qu’on lui redonne vie. ?
Ils continuèrent leur exploration en silence, leurs pas résonnant légèrement dans les galeries bordées de fresques fanées mais toujours évocatrices. Jennel s’arrêta devant une représentation de saint Bruno, le regard pensif.
? Tu crois que les gens venaient ici pour chercher la paix ? ? demanda-t-elle doucement.
Alan la rejoignit, suivant son regard.
? Peut-être. Ou pour chercher des réponses. Ce genre de lieu doit être un refuge quand tout semble s’écrouler. ?
Ils atteignirent enfin le clo?tre principal, une vaste cour entourée de petites cellules autrefois occupées par des moines chartreux. Jennel passa sa main sur une des portes en bois, marquée par les siècles.
? Tu imagines vivre ici, isolé, à contempler ce jardin chaque jour ? ? demanda-t-elle.
Alan esquissa un sourire.
? Je pense que je deviendrais fou en une semaine. Mais je comprends pourquoi certains choisissaient cette vie. C’est une sorte de symbiose avec le silence. ?
Leur visite se termina par une ascension vers le sommet du campanile. La vue à couper le souffle était dominée par des collines ondulantes et des champs étincelants sous la lumière dorée. Jennel inspira profondément, s’imprégnant de l’instant.
? Si on devait choisir un endroit pour recommencer, ce serait pas mal, ? dit-elle avec un sourire mélancolique.
Alan acquies?a, les mains appuyées sur la rambarde.
? Oui. Mais je suppose qu’il faut d’abord savoir ce qu’on veut vraiment reconstruire. ?
? La vie, mon amour, la vie ?
Ils redescendirent lentement, chacun perdu dans ses pensées, comme si le poids de l’histoire du lieu s’était insinué en eux.
En revenant sur leurs pas, l’attention de Jennel fut attirée par un tableau coloré dans une salle attenante. Elle s’approcha lentement, fascinée, et resta immobile à contempler l’?uvre. Alan, intrigué par son silence, la suivit et lut l’inscription qui accompagnait la peinture :
? Vierge à l’Enfant de Bernardino Luini. ?
Le tableau, baigné d’une douce lumière dorée, montrait une mère tenant tendrement son enfant. La Vierge avait un visage serein, empreint d’une tendresse infinie, et ses mains semblaient protéger l’enfant avec une délicatesse absolue. Les couleurs riches, dominées par des tons de bleu profond et de rouge chaud, donnaient vie à la scène, tandis que l’arrière-plan suggérait un paysage paisible baigné par une lumière divine.
Au comble de l’émotion, Jennel murmura : ? C’est divinement maternel... ?
Elle se tourna alors vers Alan, une tristesse indéfinissable dans les yeux. ? Mais c’est plus possible... ?
Alan, sentant le poids de sa peine, la prit doucement dans ses bras. ? Un jour, tu feras une très jolie maman. ?
Jennel le regarda comme s’il délirait, mais dans ses yeux brillait une détermination inattendue. Alan insista, sa voix ferme mais emplie de douceur : ? J’en suis s?r, absolument s?r, même si cela para?t impossible. ?
Elle s’arracha finalement à la contemplation de la peinture et sortit silencieusement, le bras passé autour de celui d’Alan. Son esprit était troublé, et elle ne comprenait pas entièrement sa propre réaction, ni la sienne, mais tellement de choses étaient incompréhensibles dans ce nouveau monde.
Septembre
La journée avait été longue, marquée par une marche difficile et une fatigue omniprésente. Le groupe arriva tardivement au bord du Tagliamento, une rivière large et paresseuse, typique des cours d’eau méditerranéens. En septembre, elle ne transportait qu’un filet d’eau, serpentant entre de vastes bancs de sable blanc et des galets à demi enfouis. Les berges étaient parsemées de maigres buissons, et l’odeur tiède et poussiéreuse du lit asséché emplissait l’air.
La veillée fut courte. Trop fatigués, Alan et Jennel s’étaient rapidement glissés dans leur tente. Le bruit lointain de la rivière ber?ait leur sommeil. Pourtant, Alan se réveilla avec un sentiment étrange. Il eut du mal à ouvrir les yeux, comme si un voile pesant les maintenait fermés. Sa vision était floue, et son corps semblait lourd. Il s’assit lentement, confus.
Le jour était déjà levé. Alan sortit de la tente, les jambes engourdies. Tout était silencieux. Personne n’était debout. Etrange. Même pas Rose, qui était toujours la première à se lever.
Alan se frotta les yeux, tentant de retrouver ses esprits, et se rapprocha des bancs de sable. La rivière coulait à peu de distance, calme et indifférente. Il songea qu’il faudrait partir assez t?t pour éviter la chaleur de midi. Mais quelque chose clochait. Il se dirigea vers la tente de Michel. Elle était entrouverte, vide. Michel n’était pas là.
Une boule d’angoisse monta dans sa poitrine. Alan courut vers sa propre tente. Jennel n’y était pas non plus. Il appela, sa voix se brisant dans le silence oppressant. Aucun réponse. Il revint vers la rivière, tournant sur lui-même, paniqué. Le camp avait disparu. Il n’y avait plus de tentes, plus rien.
Lentement, un paysage désertique se matérialisa autour de lui : des dunes de sable doré entrecoupées de rochers sombres et érodés par le vent. Le ciel, d’une teinte ocre irréelle, semblait écraser l’horizon.
Au milieu de cette désolation, une femme apparut. Petite, vêtue de tissus aux tons sable qui se fondaient presque dans le décor, elle avan?ait d’un pas lent. Son visage énigmatique dégageait une aura indéfinissable, et ses cheveux courts, translucides, semblaient capter et refléter la lumière environnante.
Quand elle parla, sa voix était étrangement aigüe. Pourtant, sa bouche ne bougeait pas.
? Profite des jours à venir. Le chemin est long, obscur et incertain. Et n’oublie jamais : la logique a été faussée. ?
Alan voulut crier, mais aucun son ne sortit. Puis tout disparut.
Il se retrouva assis dans son sac de couchage, le souffle court et le corps moite. Il faisait nuit. Jennel, réveillée par son agitation, posa une main inquiète sur son épaule.
? Alan, qu’est-ce qui se passe ? ? murmura-t-elle doucement.
Il mit du temps à répondre, cherchant ses mots. ? J’ai rêvé. Longtemps. C’était... étrange. Peut-être comme toi, mais différent. ?
Elle l’aida à se calmer, le ber?ant doucement. Alan finit par raconter son rêve, chaque détail marqué par une vivacité troublante. Jennel écouta en silence, le regard sombre mais attentif.
Lorsqu’il s’endormit enfin, la même phrase ne cessait de se répéter dans son esprit : ? La logique a été faussée. ?
Alan suivait le groupe, perdu dans ses pensées. Une ombre de préoccupation obscurcissait son visage, et Jennel, marchant non loin, le remarqua sans un mot. Il ressassait les paroles de son rêve : "Profite des jours à venir. Le chemin est long, obscur et incertain. Et n’oublie jamais : la logique a été faussée."
Ces mots tournaient en boucle dans son esprit. "Profiter" ? Il voulait bien profiter de l’amour de Jennel et du beau temps, mais à part cela, il ne voyait pas trop quoi en faire. Quant au "chemin", il savait qu’il serait long, probablement incertain, mais "obscur" ? Ce mot lui semblait plus inquiétant. Cependant, ce qui le hantait surtout, c’était cette phrase énigmatique : "La logique a été faussée."
Il chercha des explications possibles :
Peut-être que les nanites ne se contentaient pas d’altérer les corps, mais influen?aient également les pensées ou la compréhension du monde.
Alan savait aussi que le groupe était fragile. Peut-être que cette logique faussée désignait une trahison ou une manipulation à venir.
Ou si les règles fondamentales de la physique ou de la nature étaient compromises, cela pourrait signifier une dégradation du monde plus profonde qu’il n’osait l’imaginer.
Il fron?a les sourcils, essayant de démêler ce message. Derrière lui, Jennel le rattrapa, posant doucement une main sur son bras. Elle ne dit rien, mais son regard, empli d’inquiétude et de tendresse, lui rappelait que, même perdu dans ses réflexions, il n’était pas seul.
Décembre
L’hiver à Mariborsko Pohorje enveloppait la région d’une ambiance calme et hivernale. Le matin, le sol était recouvert d’une fine couche de neige, et quelques flocons tombaient paresseusement du ciel gris. Le groupe de Survivants, mené par Alan et Michel, progressait lentement sur les chemins de montagne, scrutant les alentours à la recherche d’un abri convenable pour passer les mois de décembre et janvier. Ils sentaient que les chutes de neige allaient s’intensifier au cours de la journée, rendant leur quête encore plus pressante.
? Il nous faut des structures en dur, avec des cheminées, ? rappela Alan alors que le groupe atteignait une clairière.
? Un groupe de chalets ou un h?tel serait idéal. Nous devons pouvoir nous répartir et maintenir les feux. ?
Jennel hocha la tête. ? On pourrait tenir plusieurs semaines si on trouve assez de bois et de provisions. Mais il faut faire vite. La neige ne va pas tarder à tout recouvrir. ?
Ils avancèrent encore pendant une heure, leurs pas crissant sur la neige croissante. Finalement, ils tombèrent sur un petit groupe de chalets abandonnés, situés non loin d’un h?tel plus imposant. Les volets étaient fermés et certaines portes étaient endommagées, mais les cheminées étaient intactes. Rose et Bob prirent en charge l’inspection des lieux pendant que les autres commen?aient à collecter du bois sec dans les environs.
? L’h?tel est parfait pour se regrouper, ? annon?a Rose en revenant. ? Il y a une grande cheminée dans le hall, et plusieurs suites sont utilisables, avec des cheminées individuelles. Les chalets, eux, devront être réparés rapidement. ?
? D’accord, ? répondit Alan. ? On se répartira si c’est possible dans les différents batiments ce soir, mais on passe la première soirée tous ensemble dans le hall de l’h?tel. Assurons-nous d’avoir assez de bois près des foyers avant de descendre nous ravitailler à Maribor. ?
La fin de la matinée et le début de l’après-midi furent consacrés à l’organisation. Certains Survivants, équipés de haches trouvées dans les chalets, préparaient des rondins pour alimenter les cheminées, tandis que d’autres s’assuraient que chaque abri était fonctionnel. Les chutes de neige s’amplifièrent au fil des heures, recouvrant rapidement les toits et les chemins.
En milieu d’après-midi, une équipe descendit vers Maribor pour le ravitaillement. La ville offrait encore des ressources à ceux qui savaient chercher. Alan guida le groupe, utilisant sa capacité à percevoir les Spectres pour éviter les rencontres hasardeuses.
Ils trouvèrent des bo?tes de conserves, des couvertures, et un petit réchaud à gaz. Bien que leur collecte f?t modeste, elle était essentielle pour les jours à venir. Ils remontèrent vers l’h?tel juste avant que la nuit ne tombe complètement.
La soirée se déroula dans le grand hall de l’h?tel. Une grande cheminée de pierre dominait la pièce, et le feu, alimenté par les rondins préparés plus t?t, diffusait une chaleur bienvenue. Le groupe, rassemblé autour des flammes, savourait une soupe chaude préparée avec les provisions ramenées de Maribor.
Jennel, enveloppée dans une couverture, observa les flammes danser sur les murs.
? C’est presque... normal, ? murmura-t-elle.
Bob, assis près de la porte, ajouta :
? Demain, on continuera d’explorer les environs. S’il y a d’autres chalets utilisables, on pourra les réparer et étendre notre occupation. ?
Alan approuva d’un signe de tête.
? Bonne idée. Mais pour l’instant, reposez-vous. On a tous besoin de forces. ?
Après le repas, le groupe se dispersa. Chacun regagna sa chambre ou son chalet, préparant les cheminées pour y passer la nuit. Dehors, la neige tombait en silence, recouvrant le paysage d’un voile immaculé. L’h?tel, avec sa grande cheminée encore fumante, restait le c?ur battant de leur refuge temporaire.
Le hall de l’h?tel était animé d’une agitation inhabituelle. Les Survivants s’étaient rassemblés pour débattre d’une question qui, dans d’autres circonstances, aurait pu para?tre futile : quel jour était le Nouvel An ?
? C’est demain, ? affirma un homme avec conviction.
? Nous avons bien compté les jours depuis la Vague. On est le 31 décembre aujourd’hui. ?
? Impossible, ? répliqua une femme. ? Avec les nuits passées dans des grottes ou sous des arbres, sans moyen fiable de suivre le temps, on a d? se tromper. Le Nouvel An est probablement dans trois jours. ?
Un autre homme, appuyé contre un mur, intervint :
? Peu importe si c’est demain ou dans trois jours. L’important, c’est de décider si on continue à compter les années. Est-ce qu’on est bien en 2025, ou est-ce qu’on commence à zéro ? ?
Cette question souleva une nouvelle vague de discussions animées.
? Pourquoi repartir de zéro ? ? protesta quelqu’un. ? Le monde n’a pas cessé d’exister. On devrait continuer à compter comme avant. ?
? Et pourquoi compter tout court ? ? intervint Rose, avec sa vivacité habituelle. ? Un numéro n’a pas d’importance. L’important, c’est de se rassembler. Le Nouvel An, ce sera dans trois jours. ?
Un silence s’installa brièvement. Puis Michel échangea un sourire complice avec Alan et Jennel. ? D’accord, ? dit-il finalement. ? Dans trois jours, alors. Mais il va falloir préparer quelque chose de spécial. ?
La décision prise, les Survivants se mirent à planifier leur deuxième célébration collective depuis la Vague. Les idées fusèrent rapidement.
Le groupe décida de préparer un repas festif en exploitant les ressources des supermarchés abandonnés. Une équipe partit en quête de conserves haut de gamme, de bouteilles de vin, de fruits secs, et de chocolat. Pour le plat principal, ils récupérèrent du riz, des légumes en bo?te, et des morceaux de viande sous vide encore consommables. Un feu de cuisine fut installé dans le hall pour réchauffer les plats et partager un repas chaud.
Jennel et Rose se portèrent volontaires pour transformer le hall de l’h?tel. Avec des nappes trouvées dans les chambres, des guirlandes improvisées à partir de morceaux de tissu coloré, et des bougies récupérées, elles créèrent une ambiance chaleureuse et festive. Les murs furent agrémentés de motifs dessinés par ceux qui avaient un peu de charbon ou des crayons.
Sans électricité, le groupe compta sur la guitare de José pour animer la soirée. Ce dernier connaissait un répertoire varié de morceaux simples et entrainants. Jennel accepta de chanter quelques airs.
Michel, avec son charisme naturel, fut désigné pour ouvrir la cérémonie.
Lorsque minuit approcha, chacun se leva pour rejoindre l’élan joyeux de la fête.
Les rires fusaient, et les conversations se mêlaient à la musique qui emplissait la grande salle.
Alan et Jennel, quant à eux, prenaient leur temps pour se préparer. Jennel avait insisté pour que ce moment soit spécial. La veille, elle s’était rendue en ville avec d’autres pour effectuer des achats vestimentaires.
? Un truc de filles ?, avait-elle dit à Alan en souriant malicieusement.
Lors de son retour, elle lui présenta un costume sombre élégant avec un noeud papillon et une chemise claire.
? Essaie, ?a te changera du look survie,? lui avait-elle dit avec un clin d’?il. Alan, bien qu’un peu réticent, s’était prêté au jeu. L’essayage avait été un succès : le costume lui allait à merveille, et Jennel l’avait observé avec un sourire satisfait.
? Et toi, tu as trouvé quelque chose ? ? avait-il demandé.
Jennel s’était contentée d’hausser les épaules, mais le soir même, elle apparut dans une longue robe fuseau noire, décolletée, ornée d’un collier sobre qui soulignait son élégance naturelle. Alan avait été stupéfait. Les mots lui manquaient tandis qu’il la dévorait des yeux.
Il s’était avancé pour la prendre dans ses bras, mais Jennel s’était reculée avec un sourire taquin.
? On ne touche pas ! ? s’était-elle écriée en riant. Alan avait levé les mains en signe de reddition, un sourire amusé éclairant son visage.
? D’accord, d’accord. Mais tu es magnifique,? avait-il ajouté, sincère.
Le duo, maintenant prêt, rejoignit le reste du groupe.
Rose observa Jennel avec satisfaction et lui lan?a, amusée : ? Tu es ravissante, Jennel ! Je savais que cette robe était faite pour toi. ?
Jennel sourit. ? Je crois que tu avais raison, merci encore pour le conseil. ?
à c?té, Maria-Luisa observa Alan d’un regard mutin et déclara : ? Et toi, Alan, ce n?ud papillon te donne un air… presque distingué. ?
Rose éclata de rire. ? Oh oui, il faudrait immortaliser ?a ! Qui aurait cru qu’Alan pouvait être aussi élégant ? ?
Jennel, amusée, hocha la tête. ? Je dois avouer que ?a te va bien. ?
Alan, imperturbable, haussa un sourcil et répondit d’un ton neutre : ? Je prends ?a comme un compliment. ?
Et au moment où le Nouvel An fut proclamé, une seule pensée les unissait : malgré tout, ils étaient encore là, ensemble, prêts à affronter une nouvelle année, quel que soit son numéro.
La fête se prolongea tard dans la nuit. Alan, bien qu’hésitant, mit à profit les cours accélérés de danse donnés par Jennel. Maria-Luisa en profita également, largement, trop au go?t de Jennel.
De retour dans leur chalet, Jennel arborait un petit air bougon.
? Tu n’as pas remarqué que Maria-Luisa a toujours une excuse pour se retrouver à c?té de toi ? Pendant le bal, elle t’a accaparé presque toute la soirée. Et ces rires… un peu trop appuyés à mes yeux. ?
Jennel marqua une pause avant de continuer :
? Et quand tu lui as servi du vin, elle t’a regardé comme si tu étais le dernier homme sur Terre. ?
Elle secoua doucement la tête avec un sourire amusé, mais son ton restait taquin. ? Alan, tu es parfois tellement aveugle. ? Alan, visiblement très surpris, secoua la tête.
? Tu plaisantes ? ? demanda-t-il, incrédule.
Jennel se moqua gentiment de sa na?veté, un sourire aux lèvres. ? Tu ne vois jamais ce genre de choses. Mais c’est évident. ?
Alan, après un instant de réflexion, la regarda avec tendresse. ? Personne ne peut te remplacer. ?
Jennel hocha la tête doucement. ? Je le sais, ? murmura-t-elle, un éclat de sérénité dans les yeux.
Ils préparèrent un bon feu dans la cheminée, la chaleur enveloppant bient?t la pièce. S’allongeant près du foyer, Jennel vint se lover dans les bras d’Alan.
? Est-ce que nous sommes égo?stes, chéri ? ? demanda-t-elle d’une voix douce.
Alan sourit légèrement. ? On m’a dit qu’il fallait profiter. ?
Après un moment de silence, Alan se leva, se dirigea vers leur chambre, puis revint avec un sac joliment décoré. Il le tendit à Jennel, un sourire malicieux aux lèvres. ? Bonne année, ma chérie. ?
Jennel déballa le cadeau, découvrant un pull blanc de montagne, épais et confortable, décoré de motifs traditionnels : des flocons de neige, des sapins stylisés et des rennes rouges courant autour de l’ourlet. Une paire de mouffles rouges doublées en laine venait compléter l’ensemble.
Jennel sourit, les yeux brillants. ? C’est parfait, Alan. Merci. ? Elle l’embrassa tendrement, la chaleur de ses lèvres rivalisant avec celle du feu.
? Mon tour, ? annon?a-t-elle en se levant. Elle revint avec une petite bo?te ornée d’un ruban rouge.
Alan ouvrit la bo?te et découvrit un petit pendentif creux en or, en forme de c?ur. Intrigué, il l’ouvrit et trouva, à l’intérieur, une minuscule mèche de cheveux bruns soigneusement placée. Il resta un instant figé, l’émotion l’envahissant.
Jennel, un peu nerveuse, observa sa réaction. Alan releva les yeux vers elle, les siens brillants de tendresse. Il prit délicatement son visage entre ses mains. ? Tu es la femme de ma vie, ? murmura-t-il avant de l’embrasser avec une douceur infinie.
Quelques instants passèrent. Puis Jennel, mutine, recula, fit glisser la fermeture éclair de sa robe qui tomba progressivement sur le sol. Alan, stupéfait, admira sa compagne vêtue seulement d’une petite culotte brodée de trois mots : Happy New Year.
La soirée se prolongea encore un long moment, alors que les flammes dansaient sur les murs et que le silence de la nuit enveloppait doucement le chalet.