Mero se tenait droit sous le ciel pale du matin, sa lettre roulée et scellée dans sa main. Il inspira profondément l’air salé, le regard fixé sur la silhouette trapue de la capitainerie au bout du chemin de terre. La brume qui flottait encore légèrement au-dessus des toits de chaume rendait le village presque irréel. Les pêcheurs déchargeaient leurs filets sous les cris des mouettes, et quelques enfants couraient pieds nus dans les ruelles poussiéreuses.
Ma?tre Antonin avan?ait à grands pas devant lui, indifférent à la beauté tranquille du lieu. Ses bottes claquaient contre les pierres plates du chemin, rythmant leur progression vers le bureau du capitaine du port.
— Dépêchez-vous, Mero, la marée n’attendra pas vos rêveries ! lan?a-t-il sans se retourner.
Mero pressa le pas, son c?ur lourd. Cette lettre, bien que simple en apparence, renfermait toute l’intensité de ses pensées pour Mandarine. Chaque mot avait été choisi avec soin, mais cela semblait toujours insuffisant face à l’absence déchirante qu’elle laissait en lui.
Ils pénétrèrent dans la capitainerie. Une odeur de bois humide et de cordages imprégnait l'air. Le capitaine, un homme massif au teint tanné par les vents marins, releva la tête de ses registres.
— Que puis-je pour vous, messieurs ? demanda-t-il d’une voix grave.
— Une lettre à expédier, répondit Ma?tre Antonin sans cérémonie, en désignant Mero d’un geste.
Mero s’avan?a et tendit la lettre.
— Elle doit partir avec le prochain navire en direction de Sel, précisa-t-il.
Le capitaine hocha la tête, prenant le parchemin avec des doigts épais et calleux.
— Ce sera fait, jeune homme. Vous avez de la chance, une caravelle lève l’ancre ce soir.
Mero sentit un poids se lever de ses épaules.
— Merci, murmura-t-il avant de sortir derrière son ma?tre.
De retour sur la place du village, Ma?tre Antonin reprit immédiatement ses le?ons, comme si rien d’important ne s’était passé.
— Observez, ordonna-t-il d’un ton sec. Regardez les écosystèmes qui vous entourent. Chaque plante, chaque animal a une fonction précise. Le monde naturel est une mécanique complexe que vous devez comprendre si vous espérez survivre en des terres inconnues.
Mero fit de son mieux pour se concentrer. Il nota mentalement les herbes poussant le long des chemins, les arbustes épineux servant à protéger les habitations contre les vents marins, et les oiseaux qui planaient haut dans le ciel, cherchant leur subsistance dans l’immensité bleue.
— Cette plante, là-bas, dit Antonin en désignant une tige verte hérissée de petites fleurs jaunes, est utilisée par les pêcheurs pour soigner les br?lures de méduses. Ce n’est pas seulement une curiosité locale, mais une précieuse ressource.
Mero hocha la tête, prenant soin de graver l’information dans son esprit. Mais malgré ses efforts, ses pensées dérivaient vers Mandarine. Que faisait-elle en ce moment ? Peut-être se tenait-elle sur une plage lointaine, observant la mer avec ce même regard indomptable qu’il aimait tant.
Le cri soudain d’un marin brisa la quiétude du village.
— Ma?tre Antonin ! cria-t-il en courant vers eux, le visage rougi par l’effort. Le vent s'est calmé ! Nous avons quelques heures pour traverser le détroit !
Le visage de Ma?tre Antonin se durcit immédiatement.
— Nous partons. Tout de suite.
Sans perdre une seconde, ils courrurent vers le port. L'urgence palpable se communiquait à chaque pas. Mero sentait l'adrénaline monter en lui. Le détroit de Garabol était célèbre pour ses courants tra?tres et ses vagues soudaines. Même les navigateurs les plus expérimentés redoutaient cette traversée.
Le port était en effervescence. Des marins couraient sur les quais, hissant des caisses et ajustant les cordages. Le navire qui les attendait tanguait légèrement, prêt à lever l’ancre.
— Montez à bord, ordonna Ma?tre Antonin.
Mero jeta un dernier regard vers le village, figé dans une sérénité qu'il ne retrouverait peut-être jamais. Puis il tourna les talons et grimpa à bord, le c?ur battant.
Le vent caressait à peine la surface de l’eau, offrant une rare accalmie. Les voiles furent hissées, et le navire glissa lentement hors du port.
— Concentrez-vous, Mero, ordonna Ma?tre Antonin. Lisez les courants, observez les vagues. La mer est un livre qu’il faut apprendre à déchiffrer si vous voulez survivre.
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Mero acquies?a, plongeant son regard dans l'étendue liquide devant eux. Les vagues semblaient d'abord anodines, mais bient?t il repéra des mouvements subtils : une ligne de houle plus sombre indiquant un courant sous-jacent, une série de vagues plus petites se brisant différemment, annon?ant une variation du vent.
— Regardez là-bas, indiqua Ma?tre Antonin en désignant l’horizon. Voyez-vous cette ligne légèrement brisée ?
— Oui, répondit Mero.
— C’est une zone de turbulence. Si nous ne corrigeons pas notre cap maintenant, nous serons pris dedans.
Le capitaine, vigilent, ajusta la barre. Le navire vira légèrement, évitant de justesse la zone dangereuse.
Le silence régnait à bord, seulement ponctué par le grincement du bois et le claquement des voiles. Chaque membre de l’équipage était concentré, attentif aux moindres variations de la mer.
— Mero, que feriez-vous si une tempête se levait soudainement ? demanda Ma?tre Antonin.
Mero réfléchit rapidement.
— Je réduirais la voilure, maintiendrais le cap aussi stable que possible et chercherais à contourner la pire zone de turbulence.
Ma?tre Antonin hocha la tête.
— Pas mal. Mais n’oubliez jamais que la mer est plus ancienne et plus sage que nous. Elle ne se laisse pas dominer, seulement négocier.
La traversée du détroit de Garabol, là où les trois océans Théteien, de Glace et Vert se rencontraient dans une danse colossale et imprévisible, n'était pas seulement une épreuve pour le navire, mais un rite de passage pour chaque marin qui osait s’y aventurer. Ici, la mer ne se contentait pas d’être une étendue mouvante et capricieuse : elle devenait une arène décha?née où chaque vague semblait porter en elle la fureur de trois mondes aquatiques.
Le ciel lui-même reflétait cette lutte titanesque. Au sud, les brumes glacées venues des mers polaires étendaient un voile argenté sur l'horizon, comme si la lumière du jour hésitait à se frayer un chemin à travers cette morne étendue. à l’ouest, les eaux sombres et lourdes de l’océan Vert se mêlaient à celles du Théteien, plus chaudes et tumultueuses, créant des spirales d'écume qui tournoyaient dangereusement à la surface. Ces tourbillons, parfois larges comme des places de village, semblaient attendre patiemment qu’un navire imprudent y plonge pour ne jamais réappara?tre.
Les vagues étaient des créatures vivantes, immenses et hargneuses. Certaines s'élevaient avec une lente majesté avant de s'effondrer dans un fracas assourdissant, projetant des gerbes d'eau salée si hautes qu'elles semblaient vouloir toucher le ciel. D'autres surgissaient sans prévenir, comme des prédateurs tapis sous la surface, frappant la coque du navire avec une violence capable de briser les navires les plus robustes.
Mero se tenait à la proue, les mains crispées sur le bastingage glissant d’eau salée. Son regard était fixé sur l'horizon indécis, là où les lignes de couleur des trois océans s'entremêlaient dans un chaos visuel hypnotique. Chaque instant demandait une attention absolue. La mer ici n’offrait aucun répit ; elle exigeait que l'on soit constamment sur ses gardes, prêt à lire ses intentions changeantes comme on déchiffre les humeurs d'une bête sauvage.
Le navire roulait et tanguait violemment, parfois soulevé par une houle colossale, parfois englouti dans un creux si profond que les flancs du vaisseau semblaient fr?ler l’ab?me. Mero sentit plus d’une fois son estomac se retourner sous la pression de cette danse infernale, mais il refusait de détourner les yeux. Il savait que cette traversée était une épreuve nécessaire, une le?on que seule la mer pouvait offrir.
Les courants sous-marins étaient tra?tres, invisibles mais puissants. Ils saisissaient le navire par en dessous, le tirant vers des directions inattendues. Parfois, la coque vibrait sous l'effort déployé pour résister à ces forces sourdes et implacables. Chaque déviation du cap devenait une menace potentielle, et Mero comprenait désormais pourquoi tant de marins redoutaient ce passage.
Il observa les vagues avec une concentration fébrile, cherchant à distinguer les indices subtils qui trahissaient la présence d’un courant particulièrement dangereux. Une ligne d’écume plus blanche, une ondulation plus rapide à la surface — autant de signes qu’il fallait apprendre à interpréter pour survivre.
Le vent soufflait par rafales, arrachant des cris stridents aux cordages tendus du navire. L'air était chargé d'une humidité glaciale qui collait aux vêtements et mordait la peau. Chaque inspiration semblait emplir les poumons de sel et de froid. Les marins, silhouettes vo?tées et déterminées, se mouvaient comme des ombres, ajustant les voiles avec une précision presque mécanique. Leur silence témoignait du respect qu’ils vouaient à cette mer impitoyable.
Mero sentit la fatigue peser sur ses membres, mais il ne pouvait se permettre de céder. Le temps semblait suspendu, chaque minute s’étirant dans une tension insupportable. Pourtant, il y avait quelque chose de presque sacré dans cette lutte contre les éléments. Chaque vague franchie, chaque courant évité devenait une victoire précieuse, une preuve tangible que l’homme, malgré sa fragilité, pouvait tenir tête à la puissance brute de la nature.
Il y eut un moment où le navire sembla littéralement soulevé par une vague monstrueuse. L’espace d’un instant, tout bruit disparut, remplacé par une sensation vertigineuse de suspension. Puis la coque s'abattit avec un fracas assourdissant, projetant des éclaboussures scintillantes sous la lumière grise du ciel. Mero sentit son c?ur s’arrêter avant de reprendre une course effrénée.
Le navire tenait bon, malgré les assauts répétés de la mer. L’équipage était épuisé mais déterminé, chaque homme à sa place, concentré sur sa tache. La coordination parfaite entre eux témoignait de leur expérience face à des épreuves similaires, mais rares étaient ceux qui traversaient Garabol sans perdre quelque chose de précieux, sinon la vie.
Enfin, après des heures interminables, l’horizon sembla se stabiliser. Les vagues, bien que toujours agitées, perdirent un peu de leur agressivité. Les courants devinrent moins tra?tres, et la surface de l’eau retrouva une certaine régularité.
Mero, les muscles tendus et la peau glacée, réalisa que le pire était derrière eux. Une vague de soulagement déferla en lui, bien plus puissante que n'importe quel courant. Il avait survécu au détroit de Garabol. Mais plus encore, il avait appris à comprendre la mer, à la respecter.
Mero regarda l'horizon, son esprit déjà tourné vers l'inconnu. Mandarine lui manquait plus que jamais, mais il savait désormais qu'il avait la force de traverser bien des tempêtes pour la revoir.