JENNEL
Impossible d’imaginer où je suis.
Dans un vaisseau certes.
Mais où est le sol, celui sur lequel on marche, il pleut ou on s’enfonce. On sait qu’il n’est jamais très loin. Dans une navette, on le voit continuellement. Même dans ce vaisseau, la boule bleue remplissait tout l’écran.
Mon esprit se refuse à admettre qu’il a disparu, peut-être à jamais.
Que c’est vide partout.
Pire, depuis notre transfert hyper-quantique, c’est rien partout. Ou c’est tout nulle part.
Je ne comprends même pas ce que j’écris.
Il me faudrait devenir une sorte de femme de l’Espace.
C’est pas gagné.
Les équipiers venus de la Terre s'étaient regroupés dans le hall à gradins qui simulait la place centrale de leur ancienne Base. Une gigantesque paroi s'était transformée en écran tridimensionnel qui transmettait l'image de l'espace devant le vaisseau. Le passage de la translation hyper-quantique en propulsion standard à antimatière s'était déroulé sans difficulté grace au champ stasique, juste un petit flou mental de moins d'une seconde.
Alan se trouvait parmi ces femmes et ces hommes qui attendaient leur sort avec appréhension. Jennel lui avait dit que sa présence était rassurante. Il voulait bien la croire, bien qu'elle ne paraissait pas rassurée elle-même.
Au bout de quelques minutes, le complexe Gull apparut et grossit, prenant des proportions de plus en plus stupéfiantes. D'innombrables stations et bases stellaires parsemaient l'immensité spatiale, formant un réseau d'infrastructures gigantesques qui s'étendait à perte de vue. Certaines bases étaient si vastes qu'elles semblaient rivaliser avec des planètes entières, leurs structures colossales illuminées par des milliers de points lumineux.
Autour de ces stations, une multitude de vaisseaux évoluait dans un ballet parfaitement orchestré. Certains semblaient immenses, leur taille défiant toute logique humaine, tandis que d'autres paraissaient minuscules en comparaison. Les plus imposants d’entre eux ressemblaient étrangement au vaisseau qui les transportait, partageant une structure et des proportions similaires, ce qui laissait deviner un modèle standard utilisé par les Gulls pour les longues traversées interstellaires et sans doute pour les Sélections.
Les autres étaient des vaisseaux plus petits, toute proportion gardée, standardisés, évoluant en groupe, leurs silhouettes allongées et anguleuses trahissant une conception industrielle et optimisée pour des déplacements synchronisés.
Pourtant, parmi eux, d'autres formes exotiques se démarquaient : des structures en anneaux tournant lentement sur elles-mêmes, des vaisseaux sphériques à la surface réfléchissante, et même d'étranges constructions fragmentées qui semblaient flotter en suspension sans logique apparente.
Chaque seconde les rapprochait davantage de ce gigantesque centre névralgique.
Devant eux, une station colossale se détachait progressivement du reste des structures. Son architecture titanesque dominait l’espace, formée d’un immense noyau sphérique, constellé de lumières, suspendu au centre d’un réseau d’anneaux massifs.
L’approche du vaisseau accentuait la sensation d’échelle : la station n’était pas une simple plateforme, mais une véritable cité suspendue dans le vide. Autour des anneaux, des modules rectangulaires étaient fixés, semblant flotter en équilibre parfait, reliés par des corridors aux reflets métalliques. Des faisceaux bleutés jaillissaient par intermittence des connecteurs, suggérant une activité intense.
La densité du trafic spatial augmentait à mesure qu’ils s’approchaient. Les plus petits vaisseaux passaient avec une précision millimétrée entre les structures, tandis que les plus imposants – semblables à leur propre transport – rejoignaient des docks immenses encastrés dans les anneaux extérieurs.
Alan sentit une tension collective dans la salle. Même s’ils avaient traversé l’espace, cette proximité avec une mégastructure extraterrestre éveillait un mélange d’émerveillement et d’appréhension chez les équipiers. Jennel elle-même serra légèrement les bras, un tic nerveux qu’il commen?ait à reconna?tre.
Leur vaisseau ralentit progressivement, s’alignant avec une des immenses baies d’amarrage situées sous la sphère centrale de la station. Ils allaient enfin découvrir ce qui les attendait au c?ur du complexe Gull.
Achille indiqua à Alan que sa mission s’achevait, qu’ils devaient quitter le vaisseau par le hall principal où un transport les conduirait à leur zone d’hébergement.
Le transport était bien là quand ils atteignirent le hall : une sorte de méga navette. Son design imposant évoquait à la fois une fonctionnalité militaire et une capacité d’accueil massive, témoignant de la logistique rigoureuse des Gulls.
Ils embarquèrent dans une immense soute sans siège, ni vision de l’extérieur. Seule une faible lumière diffuse révélait l’ampleur du compartiment. Dix minutes de transfert, se dit Alan en consultant sa montre. Il tenait Jennel par le bras, sentant l’appréhension dans sa posture.
Lorsque la navette s’immobilisa, un souffle métallique accompagna l’ouverture des portes. Ils descendirent dans un lieu surprenant : une immense structure aux lignes géométriques complexes s’élevait devant eux.
L’édifice semblait con?u pour maximiser à la fois l’espace et la résistance aux conditions extrêmes de l’environnement spatial. Sa fa?ade était formée d’un enchevêtrement de modules hexagonaux translucides, renforcés par un maillage métallique qui leur donnait un aspect hybride entre l’architecture organique et industrielle. Chaque module était protégé par une structure de tension blanche, tendue comme une toile de protection, et créait un motif répétitif qui couvrait toute la surface de l’édifice.
Loin d’être aveugle à l’immensité qui l’entourait, le batiment offrait des ouvertures circulaires aux parois vitrées donnant sur le vide de l’espace. On pouvait apercevoir, en contrebas, le vaste réseau des anneaux de la station ainsi que la myriade de vaisseaux en mouvement, réduits à des éclats lumineux dans le néant. La méga navette elle-même était reliée à l’édifice par un champ de force invisible, maintenant une atmosphère respirable tout en offrant une transition imperceptible entre l'intérieur pressurisé et l'extérieur hostile du vide spatial.
Les nouveaux arrivants ressentirent immédiatement l’étrangeté de l’endroit : tout semblait trop précis, trop calculé, un mélange d’efficacité froide et de design pensé pour une logique qui n’était pas la leur.
Ils parcoururent le champ de force avec beaucoup d'appréhension, car ils semblaient marcher dans le vide, avant de pénétrer dans l’édifice.
à l’intérieur, ils découvrirent un atrium central d’une envergure impressionnante, baigné d’une lumière douce filtrant à travers les parois. L’espace était vaste, con?u pour accueillir un grand nombre d’individus tout en conservant une organisation méthodique. Chaque module qui formait la fa?ade extérieure semblait être un logement individuel, connecté à l’atrium par un réseau de puits antigravité, disposés avec une symétrie presque troublante.
Au centre de la salle, une immense projection holographique flottait en suspension, dominant l’ensemble du hall. L’image représentait un vaisseau du même type que les plus petits standardisés qu’ils avaient observés auparavant. Son design épuré et fonctionnel laissait deviner un modèle de série utilisé en grand nombre par les Gulls, optimisé pour une efficacité maximale. Il paraissait beaucoup moins massif que leur propre vaisseau de transport, mais sa présence au c?ur de l’atrium suggérait qu’il jouait un r?le central dans l’organisation qui les attendait.
Alan échangea un regard avec Jennel. Il comprit qu’elle aussi réalisait que ce lieu ne serait pas un simple centre d’hébergement. Il était une étape, une transition vers quelque chose de plus vaste encore.
Subitement, une voix résonna dans leurs têtes. Il n'y eut pas de surprise car ils étaient tous habitués aux communications inter-nanites. Cependant, l'intonation était différente, solennelle, empreinte d'une autorité écrasante.
L'hologramme au centre de l'atrium vacilla avant de se dissiper complètement, remplacé par une vision qui les terrassa.
Devant eux flottait une créature d'une étrangeté absolue. Son corps était dominé par une immense masse sphérique, blanche et lisse, qui semblait presque translucide sous certaines lumières. Sous cette structure s'étendait un appendice sombre, sinueux, semblable à une colonne vertébrale allongée qui s’achevait en une excroissance fine, hérissée de filaments mouvants.
Plusieurs yeux rouges, petits mais per?ants, étaient disposés sous la sphère, observant silencieusement l'assemblée. De part et d’autre, des extensions membraneuses ondulaient lentement, évoquant à la fois des ailes et des nageoires.
L’impression de puissance et d’altérité était totale. L’être flottait dans une atmosphère irisée, comme s'il évoluait dans un fluide invisible, et chaque détail de son apparence défiait les notions familières de biologie.
Le silence s’épaissit dans l’atrium, chaque humain sentant un poids écrasant s'abattre sur son esprit, une réalité inéluctable se révélant à eux : ils étaient désormais face à un Gull.
"Vous êtes désormais à la fois les serviteurs et les mercenaires du peuple Gull. Vous conduirez nos vaisseaux à la victoire ou à la mort suivant votre efficacité. Si vous renoncez à cette tache ou commettez des actes contre notre peuple, vous mourrez sur le champ, où que vous soyez, par désactivation de vos nanites."
Une sidération sans nom gagna les équipages, certains s'évanouirent, d'autres tombant à genoux les yeux hagards, incapables de comprendre la portée immédiate de ce qui venait d’être prononcé. Une femme se mit à hoqueter violemment, un homme tentait de se relever mais ses jambes refusaient de lui obéir.
Jennel, elle, était prise de tremblements spasmodiques, son regard fixé dans le vide, comme si son esprit cherchait un refuge hors de cette réalité implacable.
Les yeux d'Alan s'étaient durcis d'une violence sans nom. Dans son esprit s'affichaient en lettres br?lantes les deux mots de la femme du désert : "Ta tache."
Les Gulls n'étaient pas seulement ses ma?tres, ils étaient ses cibles.
Il caressa tendrement Jennel, glissant une main apaisante dans son dos, sentant les spasmes s'atténuer peu à peu sous son toucher. Il la serra contre lui, absorbant son tremblement dans la chaleur de son étreinte. Ses propres battements de c?ur se calèrent sur les siens, cherchant à lui transmettre une force qu'il voulait inébranlable. Il murmura doucement, son souffle contre son oreille :
"Nous serons ensemble, Jennel. Toujours."
Peu à peu, son souffle se fit moins erratique, et elle s’accrocha à lui comme à une ancre, fermant les yeux pour se raccrocher à cette unique certitude au milieu du chaos.
Puis, relevant la tête, d'une voix qui n'eut pas à forcer, il s'exclama :
"Avez-vous au moins les moyens de vos ambitions ?"
Les Terriens en restèrent stupéfaits et le Gull se tut pendant quelques longues secondes avant de proférer différemment du discours précédent :
"Confiés quand prêts."
Puis, aussi soudainement qu’il était apparu, le Gull disparut, remplacé par l’image désormais familière du vaisseau projetée dans l’atrium.
Les équipiers cherchaient à retrouver leur sang-froid, chacun à leur manière.
Thabo, qui avait décidé de les suivre en réorganisant ses Bases, s'évertuait à secouer ses voisins, leur lan?ant des paroles encourageantes avec son énergie habituelle. "Debout, ce n'est pas le moment de flancher !" disait-il, tentant de réveiller en eux un sursaut de résilience.
Certains se raccrochaient à des gestes anodins, vérifiant leurs poches ou passant nerveusement une main dans leurs cheveux. D’autres murmuraient entre eux, tentant de rationaliser ce qu’ils venaient d’entendre. Une femme, encore tremblante, prit la main de son voisin comme pour s’assurer qu’elle n’était pas seule. Un homme, le visage fermé, serrait les poings comme pour refuser la peur qui s’était insinuée en lui.
Jennel, elle, allait mieux. Elle prit une profonde inspiration et chercha le regard d’Alan avant de lui murmurer :
"Vas-y, il le faut."
Alan acquies?a et, sans attendre, se fraya un chemin à travers la foule figée. Il s’arrêta devant l’hologramme central, scrutant un instant le vaisseau projeté avant d’en faire lentement le tour. Lorsqu’il prit la parole, sa voix porta naturellement dans l’atrium :
"Je comprends ce que vous ressentez. Nous venons de subir un choc brutal, non seulement en découvrant l’immensité de ce complexe, mais aussi à travers cette mise en scène du Gull. C’était leur objectif : nous écraser, nous faire sentir insignifiants. Et nous avons réagi comme ils l’attendaient."
Il marqua une pause, balayant du regard l’assemblée.
"Mais c’est une attitude que nous devons proscrire à l’avenir. Nous avons été choisis pour notre sang-froid, pour notre capacité à nous adapter. Et nous devons justifier ce choix."
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Certains redressèrent légèrement la tête à ces mots. Alan continua, sa voix gagnant en intensité :
"Leur discours, qui doit être récité à toutes les races, ne nous apporte rien de réellement nouveau. Suivre leurs désirs ? C’est ce que nous faisons depuis la Vague. Risquer notre vie ? Nous le faisons depuis le jour où nous avons compris que notre monde était perdu. Devenir des combattants ? C’était évident. Regardez nos spécialisations : elles ne correspondent pas à un équipage de navette touristique."
Il inspira profondément, puis déclara d’une voix plus forte encore :
"Auriez-vous oublié l’horreur de la Vague ? Celle qui se terre au fond de votre esprit, qui vous réveille la nuit, qui vous poursuit dans chaque silence ? Cette horreur-là, vous la connaissez. Celle d’aujourd’hui, cette démonstration pathétique, ressemble à une mauvaise blague en comparaison. Rien de plus."
Un silence suivit, plus lourd, mais différent. Moins de peur, plus d’attention.
Alan croisa les bras et conclut avec un sourire ironique :
"Et puis, soyons honnêtes… On peut trouver le Gull particulièrement moche, c’est un fait. Mais n’oubliez pas qu’ils ont envoyé leur plus beau spécimen, et que de leur point de vue, c’est nous qui sommes abominables. Croyez-moi, vous allez voir beaucoup d’autres extraterrestres, alors un peu de modestie… Vous n’êtes peut-être pas aussi beaux que vous le pensez."
Quelques rires nerveux éclatèrent, brisant enfin l’oppression ambiante. Une tension s’était relachée. Certains osaient esquisser un sourire, d’autres soufflaient, comme si le poids sur leurs épaules venait de s’alléger.
Alan haussa légèrement les épaules et conclut :
"Allez chercher un hébergement. On aura besoin de repos."
Alors qu'ils s’apprêtaient à se disperser, un mouvement de foule se produisit soudain. Un intrus venait de traverser la salle avec une lenteur presque irréelle.
Une sphère d’un blanc laiteux, de la taille d’un ballon de football, flottait au-dessus du sol. Elle avan?a pratiquement en ligne droite, évitant naturellement les obstacles, jusqu’à venir s’immobiliser devant Alan.
Sans qu’un son ne soit prononcé, une voix résonna dans l’esprit de tous :
"Je suis un Outil. L’Outil du Commandant Alan."
Alan plissa les yeux et croisa les bras.
"à quoi sert un Outil pour un Commandant ?"
"Je sers à tout."
Johnny, qui venait de se rapprocher avec Maria-Luisa, haussa un sourcil et lan?a d’un ton moqueur :
"Ah ouais ? Et tu peux me trouver une tasse de chocolat chaud ?"
à la surprise générale, l’Outil répondit immédiatement :
"Les synthétiseurs des chambres pourront en produire."
Johnny resta interdit une seconde avant d’éclater de rire.
Alan, quant à lui, prit une expression plus grave.
"Tu t’es connecté à Achille ?"
"J’ai absorbé toutes les connaissances d’Achille, et par extension celles de Léa, vous concernant."
"Pourquoi es-tu ici ?"
"Je suis venu vous informer qu’un septième de cycle, soit un de vos jours, s’écoulera avant le début des apprentissages complémentaires par hypno-enseignement."
Jennel fron?a les sourcils.
"Quels seront les thèmes ?"
"Le fonctionnement global du complexe et ses différentes parties, puis les races mercenaires."
Jennel hocha la tête, puis se tourna vers Maria-Luisa.
"Quel nom donner à notre Outil ?"
Maria-Luisa n’hésita pas : "Bulle."
Un instant plus tard, Alan acquies?a.
"Bulle, alors."
Alan réfléchit un instant avant de demander :
"Quelle est la population du peuple Gull ?"
"2 127."
Maria-Luisa et Johnny échangèrent un regard perplexe.
"C’est tout ?" demanda Maria-Luisa.
Alan poursuivit :
"Combien de mercenaires ?"
"5 751 il y a un cycle, mais ce chiffre n’inclut pas encore les Terriens ni les victimes des récents combats."
Jennel fron?a les sourcils et fixa l’immense atrium autour d’eux.
"Pourquoi ce complexe est-il si grand alors ?"
"à cause des énormes structures technologiques : astroport, arsenaux, hyper-émetteurs, et autres installations logistiques."
Maria-Luisa haussa un sourcil.
"Et qui gère tout ?a ?"
"Environ un million d’Outils."
Un frisson parcourut les équipiers.
Alan laissa un silence flotter avant de poser la dernière question :
"Quel est l’adversaire ?"
L’Outil sembla marquer une pause.
"Les Arwiens."
Johnny fit une moue dubitative.
"Et ils sont comment, ces Arwiens ?"
"Comme vous." répondit Bulle sans la moindre hésitation.
Le silence qui suivit fut plus pesant encore que celui qui avait suivi l’apparition du Gull.
JENNEL
Je suis dans notre petite chambre avec vue glaciale sur l’espace. Alan me voit écrire. Il ne dit rien mais m’encourage d’un sourire.
On est là pour servir les ? spermatozo?des en bocaux ?, comme dit Johnny, et pour tuer des êtres comme nous.
Aucune solution n’existe pour éviter cette horreur.
Si, il y en a une. Dire non et tous mourir. Vu la situation, cela ne para?t pas déraisonnable, et d’autres que moi doivent y penser.
Pas Alan. Lui n’est pas venu pour mourir, il est là pour détruire les Gulls. Je le sais, je le lis dans ses yeux.
J’en arrive à me demander si cette pensée n’est qu’une pensée, ou une sorte de mission. Je crois qu’il n’a pas tout dit sur sa rencontre dans le désert.
Ou c’est moi qui divague.
Et si je ne suis pas en train de partir en vrille, cela voudrait dire qu’il y cro?t. Mais comment peut-il y croire ?
Il n’a apparemment aucune chance. Mais j’ai quand même écrit ? apparemment ?.
En fait, non, je n’ai pas envie de mourir, j’aimerais voir comment il va s’y prendre.
La répartition dans les appartements se fit sans difficulté, les structures hexagonales étant innombrables. L'agencement des lieux était si méthodique qu'on pouvait presque croire à une architecture vivante, évolutive, comme si les murs eux-mêmes anticipaient les besoins des nouveaux arrivants.
Il n’y avait pas de succession jour-nuit prévue dans ce lieu. Chacun devait se constituer son propre cycle en décidant d’éteindre l’éclairage des chambres.
Lorsque la lumière disparaissait, c'était comme être aspiré dans le néant, flottant dans une obscurité totale qui renfor?ait l’illusion d’être perdu dans l’espace. Les immenses surfaces vitrées donnant sur le complexe n’offraient aucun repère, si ce n’est les lueurs lointaines des structures environnantes, renfor?ant ce sentiment d’isolement absolu.
Beaucoup eurent du mal à s’habituer à cette étrange sensation, et la "nuit" fut délicate. Peu trouvèrent un sommeil réparateur.
Le lendemain, ou du moins ce qui en tenait lieu, Bulle réveilla les heureux dormeurs à l’instant convenu. La séance d'hypno-enseignement commen?a peu après et dura plus de trois heures. Lorsqu'ils en émergèrent, une forte migraine les assaillit, et il fallut un long moment aux nanites pour la dissiper.
Puis Alan ordonna à Bulle de cesser toute communication qui soit destinée à l’ensemble des Terriens et de ne contacter que Jennel ou lui. "Autrement dit," précisa-t-il, "le Commandant et son aide de camp officielle." Toute autre liaison devrait désormais avoir son autorisation. Bulle ne fit aucune objection.
L’"après-midi", les Terriens furent autorisés à rejoindre, par petits groupes, leur Hall Secondaire. Ce lieu, con?u pour faciliter les interactions inter-espèces, était accessible moyennant un respirateur portable. Il pouvait accueillir deux autres races extraterrestres respirant des atmosphères voisines.
Ainsi, suivant du mieux qu'ils pouvaient les consignes d'Alan, ils rencontrèrent les Xi, un peuple intelligent et raffiné, qui disposait encore de 72 vaisseaux sur les 95 d'origine.
Bulle leur présenta la Commandante Xi Mano, une figure imposante malgré sa grace évidente. Son apparence était à la fois fascinante et déroutante : sa peau scintillante semblait tissée de lumière et de métal, reflétant les lueurs changeantes du Hall Secondaire. Sa tête allongée aux lignes fluides dégageait une élégance presque sculpturale, et ses grands yeux sombres et profonds capturaient la moindre nuance de son environnement. Chaque mouvement était précis, mesuré, empreint d'une assurance naturelle.
Elle s’avan?a avec une prestance indéniable et s’arrêta à quelques pas d’Alan. Sans un mot, elle lui transmit son salut par le biais des nanites.
"Commandant Alan, je vous apporte les salutations du peuple Xi."
Alan répondit aussit?t par la même voie, sentant la richesse des nuances contenues dans l’échange mental.
"Commandante Xi Mano, vos salutations sont re?ues avec respect. Que notre rencontre soit porteuse de compréhension mutuelle."
Les Xi étaient visiblement un peuple habitué aux protocoles et aux subtilités diplomatiques. Alan per?ut immédiatement la précision et la discipline avec lesquelles Xi Mano jaugeait son attitude, cherchant à évaluer qui était réellement le nouvel élément humain parmi les forces mercenaires des Gulls.
Alan fit alors remarquer à Bulle qu'il n'y avait dans ce hall que des êtres assez semblables par leur aspect humano?de. L’Outil lui répondit que c'était souvent le cas : des formes semblables dans des atmosphères semblables.
Curieux de découvrir des espèces plus éloignées de leur propre biologie, Alan et son groupe se dirigèrent vers un coin du Hall où un petit groupe de créatures différentes se tenait à l’écart.
"Ce sont des Rok," expliqua Bulle. "Ils ne sont plus que dix. Leur race est condamnée à dispara?tre."
Les Rok possédaient une peau ridée et parcheminée, aux teintes sombres et marbrées de nuances subtiles. Leur tête anguleuse, encadrée par deux excroissances osseuses, leur donnait un air à la fois sévère et impassible. Leurs yeux laiteux, dépourvus de pupilles visibles, semblaient percer l’obscurité avec une intensité presque surnaturelle. Drapés de lourds tissus aux motifs complexes, ils dégageaient une aura de sagesse ancienne et d’un détachement presque mystique.
"Ils sont très réservés et distants. Ils vont se contenter de vous saluer à distance," précisa Bulle.
Effectivement, les Rok se contentèrent d’incliner légèrement la tête, leurs yeux inexpressifs fixés sur les Terriens. Aucun mot, aucune transmission par nanites. Juste une reconnaissance mutuelle, silencieuse et solennelle.
Alan demanda alors à Thabo, qui faisait partie de ce premier groupe, de retourner dans leur Hall et d'y faire une présentation précise des étrangers afin qu'aucune bévue ne soit commise par les prochains groupes.
Puis il se tourna vers Bulle et demanda :
"Quelle est la race la plus puissamment représentée chez les mercenaires ?"
"Les Zirkis," répondit Bulle. "Ce sont des guerriers fiers et parfois imprudents. Ils sont de rudes combattants et disposent de 81 vaisseaux."
Alan hocha la tête et déclara :
"Je veux rencontrer les Zirkis."
"Ce n'est pas prévu," répliqua Bulle.
"Maintenant ?a l'est," rétorqua Alan sans hésitation.
Bulle ne discuta pas davantage et guida Alan et Jennel à travers les corridors du complexe. Jennel semblait absorbée par tout ce qu'elle voyait, une lueur d'excitation dans les yeux. Alan lisait sur son visage une satisfaction à peine masquée. Lorsqu’elle croisa son regard, elle sourit et murmura :
"C'est extraordinaire. Leurs Spectres sont aussi étranges que leurs aspects."
Ils franchirent un sas et revêtirent une combinaison étanche et sophistiquée, bien que très légère. Leur destination : le Hall principal, un espace tentaculaire où une multitude de créatures de toutes sortes, protégées par des combinaisons adaptées à leurs morphologies respectives, allaient et venaient dans une chorégraphie presque organique.
Alan et Jennel s’arrêtèrent net, muets d’étonnement face à cette profusion d’espèces.
"Voici un Zirkis," annon?a Bulle.
La créature qui se dépla?ait avec une grace mécanique devant eux était à la fois terrifiante et hypnotisante. Sa silhouette rappelait une immense araignée, avec huit membres articulés qui se mouvaient en parfaite coordination. Son corps central, dissimulé sous une combinaison aux reflets sombres et métalliques, semblait abriter un organisme biomécanique complexe. Une carapace chitineuse se devinait sous le matériau de protection, et ses yeux multiples, luisant d’une lueur froide, donnaient l’impression d’analyser chaque détail de son environnement avec une précision redoutable.
"Mais il vous ignorera," ajouta Bulle, "car vous n'êtes pas encore des guerriers."
Alan et Jennel observèrent la créature avec une ma?trise apparente, bien qu’ils sentaient en eux un frisson instinctif de méfiance face à cette forme de vie si éloignée de leur propre nature.
Jennel et Alan refirent en sens inverse le chemin de leur propre Hall. Jennel était en effervescence, son regard brillant d’un éclat presque enfantin. Elle gesticulait en parlant, s’interrompant parfois pour reprendre son souffle tant son enthousiasme débordait.
Elle prenait Alan à témoin, ses mots jaillissant en un flot continu : toutes ces races, toutes ces morphologies, toutes ces structures de pensée, toutes ces planètes différentes... c'était inimaginable ! Elle s’arrêtait parfois, jetant un regard circulaire autour d’elle, comme si elle tentait d’absorber chaque détail pour s’assurer que ce n’était pas un rêve.
"Tu te rends compte ? C’est plus que de la science-fiction ! C’est une nouvelle réalité !" s’exclama-t-elle, incapable de masquer sa fascination.
Alan lui rappela d’un ton plus mesuré :
"Ces planètes sont mortes ou se meurent. Leurs races s’éteindront bient?t."
Jennel s’arrêta net et répéta, la voix vibrante d’émotion :
"Tu dois empêcher ?a... Tu dois empêcher ?a !"
Alan la regarda avec un mélange de détermination et de prudence. Il inspira profondément avant de répondre, sans détour :
"On fera ce qu'on pourra !"