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Chapitre 3 : Roch, le Grand Gardien

  Je profite un instant de la vue offerte par une troue?e dans les nuages. La rade de Port-Marin m’apparai?t, prise sous la tempe?te et baigne?e des de?bris d’une armada en flammes. Les furies du Lybe?rian ont eu raison des strate?gies d’un mauvais capitaine ? Aucun corsaire n’e?craserait ainsi sa flotte contre nos re?cifs et nos chai?nes sans espoir de butin. Les brumes s’e?le?vent et se de?chirent pendant ma descente des hauts surplombs, pousse?es par les fume?es chaudes de l’incendie. J’aperc?ois l’i?le de la cite?, au fond de son fjord, souveraine. Les feux d’alerte de?versent leurs cascades d’e?tincelles sur les murs de la ville.

  Je passe de?ja? sous les meurtrie?res de la porte des Plateaux. Mon ?il averti devine la pre?sence de reflets me?talliques dans les creux de la roche. Alimtel a de?ploye? ses amazones. Plusieurs compagnies d’arche?res me tiennent en joue, parfaitement immobiles, pre?tes a? tuer.

  Ma course tombe en arre?t devant les premie?res armures de la Garde d’Airain. Elles me font face, en files infinies de statues, attendant mon ordre pour prendre vie. Je frappe du poing contre mon c?ur. L’arme?e entie?re me re?pond, d’un seul homme, posant le bouclier a? terre dans un gong de bronze. A? mon approche, les premiers gardes pivotent et me livrent passage. Les armes claquent, les regards se figent. Je sens couler dans leurs veines toute la vigueur de l’Almen. Les rangs se reforment derrie?re moi a? mesure que je progresse. Un homme vient a? ma rencontre, accompagne? de la doyenne des amazones. Ses pas fendent les lourds tabliers d’acier qui tombent de ses jupes et plastron. Corzah le Bestial, Gardien de la porte d’Arc’h.

  — La Garde est pre?te a? broyer de l’os, Messire Roch.

  — Bien, Corzah. L’arme?e de Talland’Ar me talonne.

  — Talland’Ar ? Mais que viennent faire ici ces pieds plats ?

  — Mendier.

  — Une arme?e de mendiants ? Et pourquoi ne pas leur livrer bataille sur les plateaux ? Les surplombs vont nous ga?cher le plaisir ! — La sagesse nous l’interdit, Corzah. Il n’y aura aucune gloire a? tirer des faits du jour. Alimtel, ve?ne?rable doyenne, nous aurons besoin de toutes vos ressources, aujourd’hui.

  — Seigneur Roch, mes arche?res sont a? vos ordres.

  — Eh bien que brillent les feux rouges de la guerre !

  La ve?te?rane sourit, et choisit dans son e?tui une fle?che munie en pointe d’une poche de cuir rouge. Elle bande son arc, le?ve la te?te, et livre son trait par-dela? la brumaille aux caprices du vent. Le feu du castel s’embrase soudain de grenat, donnant le signal, de brasier en brasier, a? toute la cite?. Pas un Grand Gardien depuis Artel, mon pe?re, n’avait fait donner l’alerte rouge. Pourvu que je sois digne de lui en ce jour. Je salue mes deux Gardiens, et m’engage prestement dans les brumes du pont suspendu. La porte de l’i?le prend place, doucement, au sommet de son escarpement. La garde se range sur mes ordres. Un homme m’attend, pare? de son armure. Il rele?ve la visie?re de son heaume.

  — Fagar ? Tu n’es pas a? Port-Marin ?

  — Ma pre?sence au port est inutile, Grand Gardien. Arka a pris la rele?ve. Je tenais a? m’entretenir avec vous de vive voix.

  — Je dois m’e?quiper au plus vite, marchons vers la salle d’armes. Qu’y a-t-il ?

  — Le port n’a jamais e?te? menace?. Les pirates n’ont pousse? que des bateaux de planches mortes contre nos chai?nes. Une flotte sans e?quipages, Roch. Nos arche?res n’ont me?me pas de?coche? une fle?che. Puis des bacs incendiaires sont venus percuter le tout, sans autre effet que d’ajouter de la fume?e a? la brume !

  — Une diversion ?

  — A? l’e?vidence.

  — Les pirates de Rajaya n’ope?rent jamais sans raison.

  — Et les plateaux ?

  — Talland’Ar qui nous envoie ses troupes dans ce qui ressemble a? un raid de?sespe?re?. Mais j’ai aussi en poche une empenne de Saham.

  — Saham ?

  — Oui, je n’en sais pas plus long. E?coute, passe les troupes en revue. Moi, j’ai a? parler au roi.

  Mon second disparai?t dans le brouillard tandis que je remonte les ruelles de?trempe?es d’Almenarc’h. La ville se remet doucement des violences de l’orage. Les gouttie?res de pierre de?versent des torrents d’eau sur la chausse?e bombe?e. Me?me les embruns largue?s par les chutes portent en eux d’inhabituelles senteurs de terre. Je de?passe les dernie?res tours de?fensives des hauts-quartiers de l’i?le, et gagne par des coursives de?robe?es les abords du palais. Aucun pillard n’a jamais atteint l’ombre de ces blocs monolithiques.

  Le soldat de faction m’ouvre la porte pie?tonne qui s’enfonce ici entre les contreforts de la muraille. J’entre dans les ba?timents de la garde, les hommes font claquer leurs cuirasses sur mon passage. Je re?ponds aux saluts, traverse les longs couloirs de l’avant-corps, et pousse un faux parement de pierre. Une fente sombre m’avale dans un re?seau d’entre-murs. Ces coulisses me?nent en tout point du palais l’initie? qui en connai?t les secrets. J’aime le silence qui re?gne dans le ventre de ces mac?onneries titanesques. Le temps est ici comme suspendu, perdu au milieu des encheve?trements de poutres et de renforts.

  La?, ce pan de mur est escamotable. J’e?carte la tenture qui masque cette sortie, et traverse la galerie royale. Deux vouges s’abattent et se croisent soudainement sur ma route.

  Roch.

  — Nous avons ordre de ne laisser passer personne, Messire

  — Garde, c’est de moi que tu tiens ces ordres. E?carte-toi.

  — Cet ordre-la? nous vient de plus haut, Messire, et il vous est pre?cise?ment destine?.

  L’homme baisse les yeux, visiblement navre? de m’adresser la parole en ces termes. Quatre gardes se placent en renfort dans le couloir, pointant en mon endroit leurs armes d’hast. M’interdire l’aile royale ? Alkar, tu crois vraiment t’en sortir comme c?a ?

  — Gardes ! La situation de?passe toute de?marche officielle. Je dois parler au roi, poussez-vous !

  Je force le passage, d’autorite?, mais les lourds battants de l’antichambre s’ouvrent sur le faux laquais du roi. Cataxak. Il me regarde, d’une mine affecte?e.

  — Je m’incline bien bas et vous salue, Messire Roch...

  Ce fourbe n’en pense rien. Comment le roi peut-il supporter le persiflage de cet homme ? Cataxak poursuit, en agitant ses fausses manches sous mon nez.

  — Messire, le Seigneur et Roi des Hommes, le Grand Sire Alkar d’Almenarc’h, me fait vous dire a? quel point il e?tait... contrarie? de ne point pouvoir vous accorder audience. Le Sire attend de vous que vous de?fendiez la cite?. Naturellement, une fois la menace e?carte?e, le puissant Alkar se fera le plus grand plaisir de re?pondre a? toutes vos interrogations...

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  — Assez ! Vous n’avez pas a? entraver ma route ! Vous n’e?tes rien pour moi, serviteur ! Et cessez d’agiter vos robes sous mon nez ! Vos parfums m’insupportent !

  — Messire, s’il vous plai?t, soyez gentilhomme. Le Seigneur et Roi des Hommes connai?t les questions qui troublent votre esprit, et sa gra?ce est since?rement de?sireuse de s’acquitter des re?ponses qui vous reviennent de droit. Mais, avant, le Sire compte obligeamment sur vos compe?tences, dirons-nous... particulie?res, pour e?carter la terrible menace que fait peser sur notre ville le trai?tre roi Froissard de Talland’Ar. Il en va e?videmment de la se?curite? de notre paisible cite?, ainsi que de celle de la reine.

  — Milena ? Mais que...

  — La reine vous presse, Messire, d’accomplir avec ze?le votre devoir. Allez, Grand Gardien, vos questions et tracas ne seront biento?t plus...

  Des pas re?sonnent dans le couloir et me de?tournent de l’e?tre abject. Un coursier se fait se?chement arre?ter par la Garde Royale.

  — Messire Roch ! Messire Fagar m’envoie vous dire que l’agresseur arrive en vue des surplombs !

  — Ces chiens me talonnaient donc de si pre?s ?

  L’homme trouble du palais agite de nouveau ses brocarts.

  — L’instant est a? la prise d’armes, Messire. Vous devriez...

  — Vous, e?coutez-moi. Je ne suis pas homme de patience, alors ne m’envoyez plus vos soieries a? la face, sans quoi je vous les fais manger jusqu’au dernier fil !

  Maudit bavard. Je bouscule les gardes, hors d’humeur, et traverse dans l’autre sens les couloirs du palais. Je dois me ha?ter. Aucun de mes hommes ne re?pandra la mort avant que je ne sois en mesure de mener l’assaut. Ainsi sont faits les codes d’honneur de cette cite? plusieurs fois mille?naire. Je laisse les hautes voussures de la salle d’exercice et fais irruption dans ma chambre d’armes, baudrier et e?pe?e des Gardiens a? la main. Mes valets arrachent aussito?t mes ve?tements de bure pour des feutres ajuste?s. Une tunique bleue, brode?e jusqu’aux genoux de fils d’argent. Le vieux Gahal surprend mon regard.

  — Messire, ces motifs sont une cre?ation de mon e?pouse. J’ai pris sur moi de devancer votre anniversaire de solaison pour l’occasion.

  — Les Cinq Chutes et ses Gardiennes ?

  — Les anciennes armoiries d’Almenarc’h, oui. Pour vous donner du courage au combat, Messire.

  Le vieux mai?tre d’armes deviendrait-il sentimental ? L’instant doit lui rappeler sa jeunesse et ses hauts faits sous le commandement de mon pe?re. Il m’aide a? passer ma brigandine, et tire sur les sangles de mon corselet. J’e?chappe un instant a? ses bons soins et exe?cute quelques enchai?nements. Gahal hausse un sourcil broussailleux, desserre une boucle, et reprend son ouvrage. Il suspend, une a? une, mes larges plates pectorales, et fixe spallie?res et tassettes comme pour e?paissir encore ma stature. J’enfile une paire de bottes de cuir arme? de fer, reprends mon baudrier, plonge mes mains dans des gantelets d’acier, et re?clame les deux dagues que le vieux mai?tre examine de son ?il valide. Ce ve?te?ran de la Grande Guerre sait mieux que personne qu’au combat vivre ou mourir ne doit rien au hasard. Non, vieux mai?tre, ces tranchants ne souffrent d’aucun de?faut ! Il me les remet, non sans ve?rifier une dernie?re fois leur e?quilibre, et me tend Almenburh, avec ce?re?monie. C’est un honneur, pour quiconque, de toucher l’e?pe?e des protecteurs de la couronne. L’e?pe?e du protecteur de la reine.

  — Messire Roch, laissez-vous la? vos cuissards et jambie?res ?

  — Oui, Gahal, le temps presse.

  Je coiffe mon heaume, de?gaine une dague, puis l’autre, tourne autour de Gahal, rentre mes lames dans leurs fourreaux, attrape Almenburh dans mon dos, la fais tournoyer au-dessus de ma te?te, et la replace dans sa longue gaine. Tout est en ordre.

  — Une dernie?re chose, Gahal. Regarde dans la poche de ma cape.

  Le vieil homme fouille mes frusques, porte l’empenne pourpre a? son ?il, et se crispe brusquement.

  — Mais ou? avez-vous trouve? c?a, Messire ?

  — Dans le dos d’un e?claireur de Talland’Ar.

  Je gagne la terrasse et avance sur le corbeau d’Imputrai? qui surplombe le lac. J’attrape a? pleines mains les poigne?es de cuir de ma tyrolienne et m’e?lance dans le vide. Le poids m’emporte aussito?t en contre-bas, et me fait brutalement atterrir sur les dalles du quartier d’Arc’h.

  — Pour Almenarc’h ! Pour la terre de nos ance?tres ! A? moi, la Garde ! Jusqu’a? la mort !

  Les brasiers d’alerte explosent en gerbes de lumie?re alors que je traverse les sombres arcades en hurlant. Une pluie de fle?ches obscurcit le ciel et s’abat en sifflant sur les assaillants. La Garde, jusqu’ici impassible, s’anime et devient subitement mortelle. L’arme?e ennemie reflue, en de?sordre, prise de panique, rendant les surplombs plus meurtriers que tout homme. En cet instant, mille bras me soule?vent de terre et me propulsent sur le front. Ici et maintenant se de?chai?ne alors, sur des vies bien trop fragiles, l’art mille?naire de mon entrai?nement guerrier. Je m’effraie de mon efficacite? a? distribuer la mort arme? de mes seuls gantelets. Ne serais-je ne? que pour tuer ? Voila? toute ma peur au milieu du fracas des armes et des cris.

  L’adversaire plie devant l’assaut d’un seul homme. Moi. Et je n’ai toujours pas de?gaine?. Un colosse surgit alors des rangs. Il ne porte pour toute armure qu’un froc de cuir noir et des bottes de cavalier. Sa peau, empourpre?e, de?gage l’odeur d’une be?te. Des tatouages s’enroulent en lignes sombres autour de ses bras et de son torse. Ils remontent le long de son cou massif et viennent masquer tout entier son visage et son cra?ne lisse. Voila? donc a? quoi ressemble un Guerrier Pourpre de Saham. Voila? donc contre qui se sont battus nos ance?tres. Que viens-tu faire ici, homme du sud ?

  Le soudard fait alors subitement la de?monstration de sa force brute. De quelques coups de boutoir, il de?gage morts et vivants de son aire de duel. Je re?ponds a? son invitation silencieuse. Mes dagues fusent hors de leurs fourreaux, sans artifice. Je fends l’air, le laissant face a? moi aussi ve?loce qu’une tare de plomb, refuse son fer, et entaille son torse, profonde?ment. Toujours plus profonde?ment. Jusqu’au coup fatal. En pleine gorge.

  Je ne suis pas sorti du combat que deux silhouettes tout aussi massives se de?tachent des rangs. Un arc de?passe de l’une d’elles. L’autre marche sur moi, impatiente de laisser parler sa puissance. Le guerrier abat son e?pe?e sans de?tour, m’obligeant a? contrer de mes lames. Les e?tincelles jaillissent de toutes parts. Peu d’hommes supporteraient la densite? de ce guerrier. Mais que me veulent-ils ? Prouver leur valeur a? la face du monde, ou exe?cuter quelque basse besogne ? Ma question me vaut d’e?tre violemment projete? contre la paroi. Le mercenaire pousse sa vanite? a? me donner le temps de lui faire face. Une erreur qui signe son arre?t de mort. D’un seul et me?me e?lan, je me redresse et perce fe?morale, abdominale et jugulaire. Il s’e?croule sur moi alors qu’une morsure me bru?le la cuisse. Une empenne se prome?ne, coupable, au bout sa tige. Plumes biseaute?es, barbes rouges. Trai?tre d’archer !

  L’homme replace lentement son arc et se saisit d’une lourde lame. Il exe?cute ses gestes avec calme, faisant soigneusement rouler ses tatouages sur la surface de sa peau. Des pointes osseuses, plante?es dans ses avant-bras comme des range?es de crocs, viennent a? croiser et de?croiser la danse de ces lignes noires. Le colosse m’observe, en souriant, certain de l’avantage que, par fourberie, il s’est octroye?. Croit-il que je vais laisser son dard me bru?ler les chairs ? J’enfonce la pointe, d’un geste franc. Ma vue se brouille. Ma bouche se tord. Mais mon heaume garde le secret de ma souffrance. Je serre les dents, brise la fle?che, et l’arrache de ma cuisse. Puis je tire de sa gaine, tout aussi lentement que mon adversaire, la noble et prestigieuse Almenburh. Je me place en garde.

  Le Guerrier Pourpre me harce?le de sa ba?tarde, me poussant par esquives successives a? prendre appui sur ma jambe blesse?e. Je me trai?ne dans mes de?placements. Ce combat est devenu ine?gal, et il le sait. Il jubile et laisse s’e?panouir un large sourire. Je cherche la botte ide?ale, expe?ditive, mais... ma vue se... se trouble. Le sol se met a? tanguer. J’ai e?te?... drogue?. Empoisonne? ! La fle?che !

  Je ne vois pas arriver la lourde lame de mon adversaire. Je ne la sens pas m’e?clater le gantelet et me faire la?cher Almenburh. Et j’ignore qu’un pied la pousse de?ja? dans le vide. Je titube et... m’e?croule sur le sol. L’homme peint de pourpre fait voler mon heaume, me de?chirant une narine. Une pluie d’e?toiles sombres inonde mes yeux. D’une e?treinte mortelle, le guerrier me soule?ve de terre, puis me glisse a? l’oreille :

  — Calagalak meurt toua?, ga?rdi?en, ra?mpli?ssa?nt ksa? mi?ssi?on. Il me la?che, de?daigneux, par-dela? le surplomb.

  Dans un dernier e?clat de lucidite?, tandis que je bascule dans le vide, je vois la Garde d’Airain se soulever, Corzah le Bestial en te?te, et charger ce qui reste de l’ennemi.

  Des cornes de brume de?chirent l’air. Ma reine...

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