Un éclat de voix déchira le silence comme une lame fouillant une plaie à vif – un rire puissant, brutalement sonore, presque obscène dans cette atmosphère mortifère. Ce son incongru arracha Flavius à l'étau glacé de ses pensées, à ce maelstr?m de cauchemars qui tourbillonnaient sous son crane depuis que les tambours de guerre s'étaient tus. La cacophonie joyeuse résonnait comme une insulte au milieu des regards éteints et des corps brisés qui s'affaissaient autour de lui, fant?mes d'hommes plus vraiment vivants mais pas encore morts.
Il tourna lentement la tête, chaque mouvement ravivant la douleur lancinante qui irradiait de sa nuque jusqu'à ses omoplates. Une souffrance familière, presque réconfortante dans sa constance. Ses yeux rougis par la fumée et les larmes retenues cherchèrent l'origine de ce vacarme dissonant.
Il les vit.
Eux.
Ceux qui n'avaient jamais respiré l'air saturé de mort du front, ceux dont les mains restaient immaculées quand les siennes portaient l'empreinte indélébile du sang séché sous les ongles. Les officiers et gradés, confortablement installés à l'abri sur les collines surplombant le champ de carnage, tels des spectateurs assistant à une représentation théatrale particulièrement divertissante. Leur indifférence au massacre qu'ils avaient orchestré irradiait de leurs silhouettes dorées par la lumière vacillante des torches.
Leurs rires résonnaient, gras et moqueurs, perlés d'une jovialité obscène qui n'avait rien à faire dans cet ossuaire à ciel ouvert. Des fragments de leurs plaisanteries flottaient jusqu'à lui, portés par la brise nocturne qui charriait encore l'odeur acre de la poudre et des entrailles. ? Le sang versé ?, ? les hommes de fer ?, ? la gloire de l'empire ? – des mots jetés avec une désinvolture criminelle tandis qu'ils sirotaient du vin dans des gobelets d'argent ciselé, le liquide pourpre miroitant comme le sang qui s'était répandu par torrents quelques heures plus t?t.
Leurs voix empoisonnaient l'atmosphère déjà suffocante, la rendant plus insoutenable encore. Un miasme auditif qui s'infiltrait dans les oreilles de Flavius, ajoutant une couche de mépris abject à l'océan de misère qui mena?ait de l'engloutir. Chaque éclat de rire lui semblait être une profanation, une violation des ames tout juste arrachées à leurs enveloppes charnelles.
Ils étaient restés à l'arrière, soigneusement protégés, à distance respectueuse des sifflements des lames qui fendaient l'air et la chair, des explosions qui déchiraient la terre et les hommes, des corps s'effondrant dans une boue devenue pourpre, gluante de sang et de viscères.
Leurs uniformes impeccables ne portaient pas les stigmates de la bataille – pas d'éclaboussures carmines, pas de déchirures, pas ces auréoles de sueur mêlée de terreur. Leurs visages n'étaient pas creusés par l'horreur, leurs yeux ne reflétaient pas ce gouffre insondable que Flavius apercevait désormais chaque fois qu'il croisait son propre regard dans une flaque d'eau.
Ce n'était pas eux qui avaient vu les prunelles d'un frère d'armes s'éteindre lentement, cette lumière qui vacille puis dispara?t comme une chandelle soufflée par un vent mauvais. Pas eux qui avaient senti le souffle glacé de la mort fr?ler leur nuque à chaque battement de c?ur, transformant chaque respiration en un privilège volé. Ce n'étaient pas leurs corps qui avaient été lacérés, broyés, défigurés jusqu'à devenir méconnaissables, simples morceaux de chair anonymes dans l'immense boucherie.
Et pourtant, c'est à eux qu'on remettrait les honneurs.
Ils riaient. Se gaussaient de cette journée sanglante comme d'un divertissement raffiné, une anecdote croustillante à partager entre deux lampées de vin. Leur comportement était une gifle cinglante, une insulte suppurante crachée au visage de ceux qui avaient versé leur sang, exhalé leur dernier souffle, abandonné les fragments éparpillés de leur humanité sur ce champ de bataille maudit où les corbeaux festoyaient déjà.
Flavius tenta d'ignorer leurs voix, s'effor?ant de ne pas s'appesantir sur la rage incandescente qui bouillonnait dans ses entrailles comme du plomb en fusion. Il saisit son maigre repas d'une main tremblante – un quignon de pain rassis, un morceau de viande séchée aussi dure que le cuir – et chaque bouchée laissait un go?t de cendres sur sa langue, rappel amer du carnage auquel il avait survécu sans comprendre pourquoi lui et pas les autres.
S'isolant à l'écart du cercle de lumière projeté par le feu de camp, il chercha refuge dans une solitude qui lui semblait préférable à l'absurde et indécente jovialité des officiers. Les écouter plus longtemps risquait de le briser définitivement, de libérer cette fureur primitive qu'il muselait à grand-peine – une braise ardente qui consumait ses entrailles, mena?ant d'exploser en un brasier incontr?lable.
Mais un nouvel éclat de rire fusa, strident comme le cri d'un rapace fondant sur sa proie. Un gradé pivota dans sa direction, un sourire narquois déformant son visage aux traits fins et aristocratiques que la guerre n'avait jamais véritablement touché. Ses dents blanches scintillaient dans la pénombre, contrastant avec la crasse qui recouvrait celles de Flavius.
? Alors, soldat, c'était comment, jouer les héros au front ? ? lan?a-t-il d'un ton où per?ait une cruauté délibérée, chaque syllabe soigneusement calibrée pour blesser, pour provoquer, pour faire craquer ce soldat au regard hanté qui osait s'éloigner du groupe comme si sa présence le souillait.
Les yeux du gradé, d'un bleu glacial, scrutaient Flavius avec un mélange de mépris et de curiosité morbide. Un regard qui ne voyait en lui qu'un animal blessé, une curiosité pathétique, un outil usé dont on pourrait bient?t se débarrasser. Ce regard semblait attendre, espérer presque, un signe de faiblesse, un effondrement, une supplication silencieuse pour une reconnaissance qui ne viendrait jamais.
Flavius serra les dents jusqu'à sentir sa machoire craquer, détournant le regard pour ne pas mordre à l'hame?on empoisonné qu'on lui tendait. Sa main droite se crispa involontairement sur le manche de sa dague, les articulations blanchissant sous la tension. Un geste presque imperceptible que le gradé remarqua néanmoins, son sourire s'élargissant davantage.
La question le poignardait pourtant, s'enfon?ant profondément sous sa peau pour atteindre son ame meurtrie. Quel héros était-il vraiment ? Un soldat ayant survécu par le plus absurde des hasards quand tant d'hommes meilleurs avaient péri ? Un simple pion sur l'échiquier impitoyable d'une guerre dont il ne comprenait même pas les enjeux, broyé par un mécanisme trop vaste pour être saisi ? Ou peut-être n'était-il plus qu'une victime parmi d'autres, déjà consumée de l'intérieur par un système qui les manipulait tous dans sa danse macabre ?
Il fixa les flammes dansantes devant lui, leur mouvement perpétuel et hypnotique, sentant une fatigue écrasante s'abattre sur ses épaules comme une chape de plomb. Chaque muscle de son corps hurlait de douleur, chaque pensée semblait devoir traverser un brouillard épais avant d'atteindre sa conscience. Peut-être, se disait-il dans un élan désespéré d'auto-persuasion, peut-être que dans quelques heures, tout ceci s'effacerait comme un cauchemar particulièrement vivace dont il se réveillerait enfin.
Mais au plus profond de lui-même, enfoui sous les couches de déni et d'épuisement, il savait. Il était piégé, comme eux tous, dans cette réalité déshumanisante où les frontières entre bourreaux et victimes s'estompaient jusqu'à dispara?tre. Un monde où survivre exigeait bien plus que de l'habileté à manier les armes ou qu'une chance insolente – cela demandait une forme de résignation froide, un abandon progressif de tout ce qui faisait autrefois son humanité.
Et tandis que les rires des officiers continuaient à résonner dans la nuit, Flavius sentit quelque chose se briser définitivement en lui, un fragment de son ame se détachant pour rejoindre les innombrables fant?mes qui hantaient désormais sa conscience. Cette guerre ne se terminerait jamais vraiment pour lui, il le comprenait maintenant. Elle continuerait à se livrer dans les tréfonds de son être, longtemps après que les champs de bataille auraient été lavés par la pluie et que les chroniqueurs auraient consigné ces journées sanglantes dans leurs registres immaculés.
Flavius s'éloigna du cercle de feu comme une ame fuyant les flammes de l'enfer, ses jambes tra?nant sous lui, aussi lourdes que les cha?nes des suppliciés. Chaque pas devenait une bataille personnelle, un effort presque insurmontable arraché à un corps qui n'était plus qu'une cathédrale de souffrance, un monument à la douleur érigé sur l'autel de cette guerre insensée. La lumière mourante des flammes dansait sur le sol gelé, projetant des ombres fantasmagoriques qui semblaient le narguer, créatures spectrales nées du carnage de la journée.
Cette clarté insuffisante éclairait à peine son chemin vers ce qu'on osait appeler sa couche – une misérable paillasse jetée sans cérémonie sur la terre nue, à peine recouverte d'un lambeau de tissu rapeux qui irritait la peau plus qu'il ne la protégeait. Le ? luxe ? qu'on leur avait promis à l'enr?lement, une raillerie cruelle qui aurait pu arracher à ses lèvres un rire amer si le poids de la tragédie ne l'écrasait pas jusqu'à la moelle. Dans un autre monde, un monde d'avant, il aurait peut-être eu la force de s'insurger contre cette imposture, mais pas ce soir. Pas quand chaque fibre de son être criait à l'agonie.
Il s'effondra sur la paillasse comme un chêne centenaire abattu par la foudre, un grognement rauque s'échappant de sa gorge desséchée – son premier et unique chant de nuit. Son corps se replia instinctivement sur lui-même, masse de chair meurtrie cherchant à protéger ses points vulnérables, à contenir la douleur pulsante qui irradiait de ses blessures. Ses paupières s'abaissèrent une fois, deux fois, comme des rideaux de plomb, mais le chaos qui tourbillonnait sous son crane refusait obstinément de lui accorder le répit du sommeil.
Derrière ses yeux clos, tout n'était que feu et sang. Chaque explosion de la journée continuait à résonner dans sa tête avec une précision terrifiante. Chaque cri d'agonie déchirait encore le silence de sa conscience. Chaque goutte de sang versée s'était imprimée sur sa rétine comme une encre indélébile, des griffes acérées labourant sans relache le tissu fragile de sa mémoire. La guerre, il le comprenait maintenant avec une terrible lucidité, ne s'arrêtait jamais vraiment au crépuscule – elle s'infiltrait sournoisement dans le silence des nuits, dans l'épuisement de ses muscles tremblants, dans la sueur acre et le sang séché qui collaient à sa peau comme une seconde enveloppe charnelle.
Les voix des hommes du campement, leurs rires épars et artificiels – tentatives désespérées d'oublier l'horreur – flottaient par bribes jusqu'à lui, transportées par la brise nocturne. Mais Flavius s'en détacha délibérément, cherchant à s'isoler dans une bulle de néant, aspirant à un sommeil vierge de cauchemars, un sommeil qui ne serait pas hanté par l'angoisse du lendemain. Un luxe qu'il n'avait plus connu depuis des semaines, peut-être des mois – le temps avait perdu toute signification dans ce purgatoire terrestre.
Pourtant, malgré ses efforts, ses pensées le ramenaient inexorablement vers l'inéluctable : les combats qui l'attendaient à l'aube, les choix impossibles qu'il devrait faire dans la fureur de la bataille, les visages familiers qu'il pourrait perdre avant que le soleil ne se couche à nouveau. Cette guerre dévorait les hommes comme un monstre insatiable, ne laissant derrière elle que des carcasses vides ou des ames mutilées.
Allongé sur le dos, bras étendus en croix comme un martyr sacrifié sur l'autel d'une divinité vorace, il repoussa d'un geste brusque le drap irritant qui ne lui offrait qu'un simulacre de confort. Il préférait encore le froid mordant du sol qui s'insinuait à travers la paillasse, une douleur franche et honnête, préférable aux mensonges des promesses de protection. La fatigue l'engloutit finalement, un raz-de-marée lent mais inexorable, submergeant les défenses de sa conscience.
S'endormir était devenu une nécessité vitale – sans ce répit, aussi imparfait soit-il, le jour suivant le briserait irrémédiablement. Mais même dans cet état de semi-inconscience, l'angoisse continuait à le ronger comme un parasite tenace, un murmure insidieux qui s'infiltrait dans les fissures de son armure mentale. Il avait survécu aujourd'hui, par miracle ou par malédiction, il ne savait plus. Mais combien de jours encore sa chance tiendrait-elle ? Combien de camarades tomberaient avant que cette folie ne prenne fin ? Combien de corps s'ajouteraient au charnier avant que les puissants ne décident que suffisamment de sang avait été versé ?
Les morts de la journée hantaient ses pensées crépusculaires – visages figés dans une expression d'incompréhension ultime, corps démembrés et mutilés qu'il refusait de regarder trop longtemps, de peur que la vision ne le fasse basculer définitivement dans l'ab?me. Il les connaissait tous, avait partagé leur pain, leur vin, leurs histoires. Maintenant, ils n'étaient plus que des silhouettes brisées, des fragments d'humanité dispersés sur un champ de bataille indifférent.
Tout n'était plus que vide en lui – un gouffre intérieur qui s'élargissait jour après jour, heure après heure, une béance insatiable qui mena?ait de l'aspirer à chaque instant. La guerre avait creusé en lui un ab?me que rien ne semblait pouvoir combler, pas même l'épuisement qui engourdissait progressivement ses membres.
Demain, il faudrait se lever dans la brume glaciale de l'aube, revêtir à nouveau cette armure qui pesait plus lourd sur son ame que sur ses épaules, saisir ces armes devenues les prolongements monstrueux de ses mains. Il faudrait se battre encore, avancer contre la marée humaine, contre sa propre nature – peut-être survivre une journée de plus, peut-être rejoindre enfin ceux qu'il avait vus tomber. La guerre ne lui offrait que ce choix dérisoire, cette dichotomie brutale et implacable qui ne laissait place ni aux rêves ni aux regrets, seulement à cet élan forcé vers un futur incertain.
Le sommeil le prit enfin, non pas comme une libération mais comme une autre forme d'inconscience, un état limitrophe où son esprit torturé ne trouvait qu'un semblant de paix. Un sommeil sans rêves – la dernière miséricorde que lui accordait son corps épuisé – bercé uniquement par le rythme de son souffle lourd et régulier, mais terriblement fragile, un fil ténu vibrant dans la symphonie discordante de cette nuit de guerre.
Dans les ténèbres du camp, son visage se détendit imperceptiblement, les sillons creusés par la souffrance s'adoucissant légèrement. Pour quelques heures volées à l'horreur, Flavius n'était plus un soldat, plus un tueur, plus une victime – juste un homme brisé cherchant désespérément à reconstituer les fragments épars de son humanité avant que l'aube implacable ne vienne le rappeler à sa condition de chair à canon, de rouage sanglant dans l'inexorable machinerie de destruction.
Le son strident des trompettes déchira l'aube comme une lame éventrant un ventre, arrachant Flavius à l'étreinte fragile d'un sommeil sans repos. Ce cri métallique trancha l'obscurité avant même que l'horizon ne se teinte des premières lueurs sanglantes du jour. Ses os semblaient coulés dans le plomb, chaque muscle de son corps transformé en une corde tressée de douleur par la fatigue d'une nuit trop brève, trop hantée. Il ouvrit les yeux sur un monde qui n'avait pas changé, un purgatoire terrestre où chaque réveil était une petite mort.
Flavius s'étira avec une lenteur douloureuse, un grognement animal s'échappant de sa gorge desséchée alors que ses articulations craquaient comme du bois mort, son dos hurlant sous les stigmates violacés de la veille. Son corps, cette carcasse trahie qu'il tra?nait encore, résistait à chaque mouvement, implorait un repos qu'il ne pouvait s'accorder. Le luxe du sommeil n'appartenait plus à son monde. Lentement, comme un vieillard précoce, il se leva, les yeux voilés par un brouillard tenace d'épuisement, et enfila son armure cabossée, cette seconde peau de métal qui portait les empreintes de tous ceux qui avaient tenté de l'abattre.
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Ses doigts, devenus étrangers à la douceur, tatonnèrent les sangles avec une précision mécanique, vérifiant chaque pièce, chaque jointure avec une méfiance née de cette chance insolente qui l'avait porté jusqu'ici quand d'autres avaient basculé dans l'oubli. Autour de lui, d'autres soldats émergeaient dans un silence sépulcral, leurs visages haves sculptés par les ombres de la guerre — pas un mot ne s'échangeait, pas une étincelle de vie ne brillait dans leurs regards, juste des silhouettes évidées préparant leurs corps à une nouvelle épreuve dans cette longue procession vers leur propre fin.
Une cloche fêlée résonna, signal lugubre qu'ils attendaient tous sans le désirer vraiment — l'heure du ravitaillement, cette parodie grotesque de repas qu'on leur jetait comme à des bêtes affamées. Flavius se tra?na vers le centre du campement, rejoignant la file silencieuse des soldats aux regards vides, tous ces spectres en uniforme qui faisaient cliqueter leurs gamelles métalliques dans un rythme funèbre. Les cuisines de campagne, enveloppées dans un brouillard grisatre de fumée acre, vomissaient des odeurs indéfinissables — un mélange éc?urant de graisse rance et d'herbes desséchées censées masquer l'avarie des provisions.
La file avan?a dans une lenteur cérémonielle, chaque homme prenant sa place dans ce rituel quotidien dépourvu de toute joie. Des cuisiniers aux tabliers maculés de taches indéchiffrables jetèrent dans sa gamelle une poignée de bouillie grisatre, masse informe et gluante ponctuée d'éclats noiratres qu'il préférait ne pas identifier. Un morceau de pain dur comme la pierre tomba à c?té, si compact qu'il aurait pu servir d'arme de fortune. Pour compléter ce festin misérable, une louche de tisane trouble aux herbes amères s'écrasa contre le métal, éclaboussant ses doigts d'une chaleur fugace qui rappelait cruellement qu'il était encore capable de sentir.
Flavius s'écarta, cherchant un recoin isolé où avaler cette pitance sans avoir à croiser d'autres regards. Il s'accroupit contre une tente, gamelle posée sur ses genoux tremblants, et commen?a à ingurgiter mécaniquement chaque bouchée sans macher, sans go?ter. La bouillie descendait dans sa gorge comme du platre humide, s'accrochant à son palais, laissant un arrière-go?t métallique sur sa langue. Le pain résistait à ses dents fatiguées — il dut le tremper dans le liquide fumant pour l'amollir suffisamment, transformant le tout en une pate insipide qu'il avalait par nécessité pure.
Ce n'était pas de la nourriture — c'était du carburant, un combustible grossier pour alimenter des corps condamnés. Autour de lui, d'autres hommes mangeaient avec la même absence, enfournant cette subsistance dans leurs bouches comme s'ils remplissaient un devoir militaire supplémentaire. Certains fixaient le vide, d'autres contemplaient leur gamelle avec une fascination morbide, comme si son contenu recelait quelque prophétie funeste.
Une gorgée de la tisane lui br?la la gorge — un breuvage à l'amertume excessive, décoction grossière d'herbes cueillies sur des cadavres de champs ravagés, dont l'unique vertu était de réchauffer les entrailles quand le froid et la peur les gla?aient. Il sentit le liquide descendre dans son estomac vide, réveillant aussit?t une douleur sourde qui lui rappela qu'il n'avait pas mangé depuis la veille — ou était-ce l'avant-veille ? Les jours se confondaient dans cette marche forcée vers l'anéantissement.
Un corbeau se posa non loin, son plumage d'un noir lustré contrastant obscènement avec la boue omniprésente. L'oiseau l'observa de ses yeux brillants d'intelligence malveillante, patient, sachant pertinemment que tous ces hommes qui s'alimentaient en silence n'étaient que de la chair en sursis, des cadavres ambulants qui rejoindraient bient?t le festin que les charognards attendaient. Flavius soutint son regard un instant, reconnaissant dans ces pupilles noires une forme de sagesse primitive — cet oiseau était peut-être le seul être sincère dans ce théatre d'absurdité, le seul à ne pas se mentir sur ce qui les attendait tous.
Il racla les derniers résidus de sa gamelle, ne laissant rien se perdre par habitude plus que par appétit. Cette nourriture répugnante était devenue précieuse par sa rareté même — un jour viendrait, il le savait, où il regretterait cette bouillie infame quand la famine s'abattrait sur eux comme elle s'abattait toujours dans les campagnes qui s'éternisaient. Se nourrir était devenu un acte purement animal, dépouillé de tout plaisir, réduit à sa fonction la plus primitive — subsister encore un jour, prolonger l'agonie d'une existence qui n'en valait peut-être plus la peine.
Il avala la dernière gorgée du liquide refroidi, sentant une vague de nausée monter en lui — non pas tant à cause de la saveur infame que du dégo?t existentiel qui s'était logé dans ses entrailles comme un parasite vorace. Les aliments lourds pesaient dans son estomac comme des pierres, une masse inerte qui lui rappelait qu'il vivait encore, qu'il devrait encore affronter cette journée et peut-être la suivante, portant le fardeau d'une vie qu'il n'avait pas choisie.
D'un geste machinal, il nettoya sa gamelle avec une poignée de terre, frottant le métal jusqu'à ce qu'il retrouve sa terne uniformité, puis rangea l'ustensile dans sa besace avec une précision rituelle. Ce petit objet cabossé était devenu l'un de ses biens les plus précieux — sans lui, même cette pitance infecte lui serait refusée. Les hommes qui perdaient leur gamelle étaient condamnés à mendier des restes ou à creuser la boue des tranchées pour y déterrer des racines oubliées. Il avait vu des soldats se battre jusqu'au sang pour un ustensile de métal, preuve ultime de leur déchéance collective.
Flavius se releva péniblement, ses articulations protestant sous l'effort comme celles d'un vieillard, bien qu'il n'e?t pas encore trente ans. Cette guerre volait la jeunesse plus s?rement que les balles ne prenaient les vies — elle dévorait l'essence même de ce qui faisait d'eux des hommes, ne laissant que des coquilles ambulantes aux regards éteints. Le repas, loin de lui donner des forces, semblait l'avoir alourdi davantage, comme si chaque calorie absorbée ne servait qu'à l'enfoncer plus profondément dans la fange qui mena?ait de tous les engloutir.
Pas de combats aujourd'hui, lui avait-on dit. Pas de lames sifflant dans l'air pour trancher la chair, pas d'explosions déchirant les tympans et éparpillant les entrailles — une trêve illusoire qui ne faisait que masquer une autre forme d'horreur. Le général, confortablement installé dans sa tente ornée de tapisseries volées aux villages conquis, avait décrété d'un trait de plume : une autre légion prendrait le front ce jour-là, tandis que leur unité, décimée et reléguée à l'arrière comme un outil usé, porterait un fardeau différent mais non moins écrasant. Pas de gloire factice, pas d'honneur creux à rapporter — juste une tache ingrate réservée aux survivants temporaires : ramasser les morts comme on ramasse les déchets, transporter les blessés qui hurlaient encore, tenter de préserver les derniers lambeaux de ce qui avait été des vies.
On leur tendit des civières de fortune — assemblages grossiers de bois brut à peine équarri, de draps déjà tachés de fluides innommables, de cordes effilochées qui mordaient les paumes — des outils indignes pour une besogne plus basse encore. Ces instruments rudimentaires seraient les extensions de leurs bras pour la journée à venir, les réceptacles d'une récolte macabre. Ils allaient récupérer les corps, ramasser les débris humains d'une bataille qui ne laisserait que des colonnes de chiffres dans les registres des puissants, des statistiques froides aussit?t oubliées.
Flavius suivit les autres vers le champ de bataille de la veille, leurs pas lourds résonnant dans un silence plus oppressant que tous les cris des mourants. La terre, gorgée de pluie nocturne et de sang coagulé, collait à ses bottes comme si elle cherchait à l'attirer vers les profondeurs, à le retenir parmi les morts. L'air frais du matin était saturé d'une odeur acre qui s'accrochait à ses narines comme une peste invisible — ce parfum unique et indescriptible de la chair en décomposition, des entrailles exposées, de l'urine et des excréments libérés par le relachement ultime des sphincters. Une odeur qu'aucun soldat n'oubliait jamais, un fant?me olfactif qui le hanterait jusqu'à sa propre fin.
Le spectacle qui s'offrit à ses yeux sous les premières lueurs de l'aube était une mer de carnage s'étendant jusqu'à l'horizon brumeux. Des corps jonchaient le sol détrempé comme des pantins disloqués, certains déchiquetés en morceaux à peine reconnaissables comme humains, d'autres figés dans des postures grotesques, membres tordus en angles impossibles, les yeux grands ouverts sur le vide, emprisonnés à jamais dans l'agonie de leur dernier souffle. Flavius reconnut des visages — des camarades avec qui il avait partagé du pain et du vin la veille, échangé des plaisanteries nerveuses ou des confidences chuchotées — et d'autres, anonymes, dont il ne conna?trait jamais les noms, les rêves ou les peurs.
Ils n'étaient plus rien désormais, réduits à des carcasses qu'on tra?nait sans cérémonie, qu'on empilait comme de vulgaires rebuts en attendant les fosses communes ou les b?chers collectifs. La tache était mécanique, un geste après l'autre, un effort constant pour étouffer son ame sous le poids de la nécessité brute. Dans ce travail de fossoyeur improvisé, il n'y avait pas de place pour les larmes, pas d'espace pour préserver la dignité des morts — seulement l'urgence brutale d'évacuer les cadavres avant que la maladie ne se propage.
Quelques-uns vivaient encore parmi ce tapis de chair froide, leurs gémissements s'élevant comme des spectres dans la brume matinale — des murmures rauques, des plaintes gutturales à peine humaines qui le transper?aient plus durement que le silence définitif des morts. Ces suppliques inarticulées, ces appels à une aide qui viendrait trop tard, résonnaient dans ses oreilles comme une accusation permanente. Survivre était devenu une forme de trahison envers ceux qui succombaient.
Flavius chargea les brancards avec des gestes précis mais distants, ses bras tremblant sous le poids des blessés dont les corps brisés oscillaient à chaque pas laborieux vers le campement sanitaire. Le sang des mourants s'infiltrait à travers les draps grossiers, gouttant sur ses mains, ses avant-bras, tra?ant des sillons vermeils qui séchaient rapidement en cro?tes brunatres. Les médecins, ces bouchers en tabliers souillés, feraient ce qu'ils pourraient avec leurs outils rudimentaires et leurs connaissances limitées, mais il savait, comme tous les autres : beaucoup de ces hommes qu'ils transportaient ne verraient jamais l'aube suivante. La guerre ne choisissait pas ses victimes avec discernement ; elle les fauchait avec l'indifférence aveugle d'une force naturelle.
Ses compagnons de corvée travaillaient dans un silence monastique, leurs visages fermés comme des livres scellés, évitant soigneusement tout contact visuel qui aurait pu briser la fine membrane de détachement qu'ils s'effor?aient de maintenir. Ils partageaient les mêmes pensées inavouées, une même fracture intérieure qui s'élargissait de jour en jour. Survivants de la veille, ils étaient aujourd'hui les témoins muets d'un enfer qu'ils ne pouvaient fuir, condamnés à contempler le miroir de leur propre futur probable.
Le soleil s'élevait progressivement dans le ciel, sa chaleur croissante intensifiant les odeurs de mort et de putréfaction. La sueur coulait maintenant le long de son dos, se mêlant aux éclaboussures de sang et de boue. à chaque trajet entre le champ de bataille et le camp, Flavius sentait ses forces s'amenuiser, ses muscles br?ler sous l'effort constant. Les heures s'écoulaient dans une monotonie morbide, une procession infinie de corps mutilés qu'il transportait mécaniquement, son esprit s'effor?ant de se détacher de l'horreur qu'il manipulait.
à midi, alors que le soleil atteignait son zénith dans un ciel étrangement bleu, presque obscène dans sa sérénité, une brève pause fut accordée aux ramasseurs de morts. Un maigre repas leur fut distribué – pain dur et viande séchée qu'il mastiqua sans en sentir le go?t, avalant machinalement pour maintenir ses forces. Les sons de la bataille en cours parvenaient jusqu'à eux – grondements lointains, cris étouffés par la distance – rappel constant que d'autres mouraient pendant qu'ils se nourrissaient.
Puis le travail reprit, implacable, la chaleur de l'après-midi rendant la tache plus éprouvante encore. Les corps découverts plus tardivement, ceux qui gisaient depuis la veille sous le soleil, présentaient déjà les premiers signes de décomposition – ventres gonflés, odeurs plus putrides, peaux qui se détachaient au toucher. Mais ce n'était pas cette dégradation physique qui le marqua le plus profondément – c'était une laideur plus insidieuse, une abomination qui lui gla?a le sang dans les veines.
Certains soldats, ses propres camarades d'armes, s'étaient jetés sur les corps comme des charognards affamés après des semaines de famine. Pas pour récupérer des armes utilisables ou des provisions vitales, non — ils pillaient avec une méticulosité obscène, fouillant les morts avec une avidité qui déformait leurs traits en masques grotesques, arrachant bagues, médaillons, pièces d'or des doigts crispés ou des poches éventrées. Pire encore, certains achevaient les blessés qui s'accrochaient encore à un souffle de vie, un coup d'épée ou de dague administré avec une froide efficacité, tranchant les gorges ou per?ant les poitrines des mourants trop faibles pour se défendre ou appeler à l'aide. Une pièce d'or, un bijou insignifiant arraché à un cadavre encore tiède — voilà ce qui déterminait la valeur d'une vie dans cet enfer que les hommes avaient créé de leurs propres mains.
Flavius les vit, figé dans une immobilité stupéfaite, un haut-le-c?ur violent montant dans sa gorge comme une marée toxique alors qu'un homme à quelques pas de lui égorgeait méthodiquement un blessé aux yeux suppliants, sa main plongeant ensuite dans le col de sa tunique pour lui voler une cha?ne dorée maculée de sang frais. Le gargouillis humide qui s'échappa de la gorge sectionnée résonna dans son crane comme une accusation.
Cette sauvagerie méthodique le frappa plus durement que toutes les explosions ou les lames qu'il avait affrontées. La guerre déshumanisait, il l'avait toujours su comme une vérité abstraite, mais voir ces hommes transformés en bêtes de proie, en prédateurs calculateurs prêts à achever leurs propres frères d'armes pour une poignée de métal brillant, dépassait tout ce qu'il avait pu imaginer dans ses cauchemars les plus sombres. Ce n'était pas seulement la perte brutale de vies ou la violence décha?née des combats qui définissait l'horreur véritable — c'était cette destruction progressive de l'ame humaine, cette érosion systématique de la moralité écrasée sous le poids d'une survie pervertie qui ne méritait plus ce nom.
Ces actes abjects révélaient une vérité que Flavius aurait préféré ne jamais contempler : la guerre ne se contentait pas de tuer les corps ; elle corrompait l'essence même de l'humanité, elle rongeait les fondations morales jusqu'à ce qu'il ne reste rien d'authentiquement humain derrière les yeux vides qui continuaient à observer le monde.
Ses mains tremblaient violemment alors qu'il portait un blessé gémissant vers une civière vacante, le contact de cette chair froide et poisseuse le révulsant soudain comme si cette ignominie collective pouvait le contaminer par simple proximité. Il ne dit rien, ne fit rien pour intervenir. Confronté à ces vautours à forme humaine, il se contenta d'ignorer, de baisser les yeux, de poursuivre sa tache dans un silence lourd de complicité passive. Que pouvait-il faire, seul contre cette marée de corruption ? Les défier ouvertement, c'était risquer sa propre peau pour une justice que personne ne réclamerait dans cet univers abandonné des dieux. Mais ce silence complice le hantait déjà, un aveu tacite de sa propre déchéance morale qu'il ne pourrait jamais effacer.
Quand le crépuscule commen?a à étendre ses doigts pourpres sur le champ de bataille, la tache n'était pas encore achevée, mais l'épuisement rendait leur travail plus lent, plus imprécis. Les ombres s'allongeaient, transformant le paysage dévasté en un tableau lugubre aux contours flous. Les derniers blessés transportés gémissaient plus faiblement, leurs forces s'amenuisant avec la lumière déclinante.
Il pensa aux autres, ceux qui, comme lui, combattaient encore jour après jour, espérant simplement survivre un crépuscule de plus. Mais ces gestes indignes qu'il avait observés tout au long de cette journée interminable, ces pillages sacrilèges exécutés avec une précision chirurgicale, lui rappelaient cruellement combien ils s'éloignaient tous inexorablement de ce qu'ils avaient été avant que la guerre ne les transforme. Ce n'était pas une guerre pour des idéaux nobles ou des terres convoitées — c'était une guerre livrée contre leur propre nature humaine, un combat où l'humanité elle-même se désintégrait sous ses yeux impuissants.
Peut-être, demain ou après-demain, lui aussi ferait-il un choix semblable, poussé par la faim dévorante ou la peur viscérale qui rongeait ses entrailles. Pour l'instant, une nausée profonde, un malaise qui dépassait le physique pour atteindre les couches les plus profondes de sa conscience, s'enracinait en lui comme une infection incurable, une tache sombre qu'aucun repos, aucune absolution ne pourrait jamais effacer complètement.
Tandis que les dernières lueurs du jour s'estompaient à l'horizon, Flavius jeta un ultime regard sur le champ dévasté, désormais à moitié vidé de ses morts. Les oiseaux de proie tournoyaient dans le ciel assombri, impatients de réclamer leur part du festin dès que les hommes se seraient retirés. La nature elle-même semblait vouloir effacer les traces de cette folie humaine, recouvrir d'un voile d'obscurité miséricordieuse l'étendue de leur barbarie.
Flavius regagna le camp d'un pas chancelant, chaque mouvement une torture pour ses muscles surmenés. Son corps entier n'était plus qu'une plainte silencieuse, une supplique pour le repos qui ne viendrait pas véritablement. Car même allongé sur sa paillasse dans quelques heures, l'abomination qu'il avait vue ce jour-là resterait gravée dans sa mémoire avec la précision cruelle d'un fer chauffé à blanc — une blessure invisible mais infiniment plus profonde que toutes celles qui marquaient son corps meurtri.
Et tandis qu'il s'éloignait de ce champ de la honte, il se demanda quelle part de son ame survivrait à cette guerre, si tant est qu'il en reste quelque chose à sauver. Car au-delà des cicatrices physiques et des cauchemars nocturnes, c'était peut-être là la véritable tragédie de chaque conflit : non pas les morts qu'on pouvait compter, mais ces petites morts intérieures qu'aucun registre ne consignerait jamais.